ébranlées par la contestation, les autorités renouent avec la répression

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Des étudiants, tenant un smartphone dans une main, une bouteille d’eau dans l’autre, baskets aux pieds et drapeau noué autour du cou, gisant sur l’asphalte du centre-ville de Nairobi, se vidant de leur sang. Les grandes manifestations au Kenya, fin juin, ne signent pas uniquement l’acte de naissance d’une nouvelle forme de mobilisation de la jeunesse locale. Elles ont aussi ramené le spectre de la violence d’Etat dans la rue kényane, une répression brutale que les plus jeunes pensaient révolue.

Cinquante manifestants ont trouvé la mort lors de la mobilisation, selon la commission kényane des droits de l’homme, bien souvent sous les balles de la police et de l’armée, déployées dans la capitale kényane pour mater une génération Z intrépide. Elle demandait le retrait d’une loi de finances et la démission du gouvernement : elle a obtenu les deux, mais la répression a aussi fait 361 blessés graves, indique Hussein Khalid, directeur de l’ONG de défense des droits humains Haki Africa : « Il y a un service entier de l’hôpital de Nairobi rempli de jeunes gens blessés par balle, c’est inadmissible ! »

Au-delà des chiffres, ce sont les méthodes employées par les forces de l’ordre qui inquiètent, des ambassades jusqu’au pouvoir judiciaire. Les manifestations pourtant pacifiques se sont accompagnées du retour des disparitions forcées. Ciblées et menées de nuit, aux domiciles des militants et des leaders estudiantins, par des policiers cagoulés et le plus souvent armés, elles sont perpétrées pour instiller un vent d’effroi parmi les étudiants en révolte.

Joshua Okayo, 25 ans, a vécu ce cauchemar deux jours durant. Ce leader d’un syndicat étudiant de la Kenyan School of Law (la seule école du barreau au Kenya) connaît pleinement ses droits. Ce ne lui fut d’aucune utilité le 26 juin. Au lendemain de la spectaculaire occupation du Parlement à laquelle il participa, l’aspirant avocat a été victime d’un guet-apens au pied de son appartement de la banlieue de Nairobi. « Quatre hommes m’attendaient, m’ont menotté, jeté dans une voiture. J’avais les yeux bandés, puis ils ont conduit en silence pendant plus de deux heures », raconte-t-il.

Plus de 300 rapts et détentions arbitraires

S’ensuivent deux jours qui paraissent « une éternité », sans nourriture, sans connaître son lieu de détention, à l’exception d’une pièce obscure où ses ravisseurs l’interrogent. « Ils me posaient en boucle la même question : “Qui vous aide à financer la contestation ?” Et puis ils me battaient les mains et les avant-bras avec un bâton », continue-t-il. Joshua n’a aucune réponse à leur donner, car la mobilisation contre l’administration du président William Ruto est née d’un cri de colère de la jeunesse sur les réseaux sociaux, qui s’est ensuite répandu dans la rue, sans leader, ni parrainage politique.

Relâché deux jours plus tard, Joshua Okayo s’est réveillé, groggy par le froid, sur les berges d’une rivière près de laquelle il a été abandonné, dans le comté de Muranga, à trois heures de route de Nairobi. Lorsqu’on lui demande s’il connaît l’identité de ses ravisseurs, il assure, sans hésiter, que ce sont « des sbires de l’appareil d’Etat », tant les enlèvements du même type se sont multipliés. Au point que la présidente de la Cour suprême, Martha Koome, soit amenée à se fendre d’un communiqué vigoureux : « J’appelle toutes les institutions de l’Etat à respecter les devoirs constitutionnels. »

Plus de trois cents rapts et détentions arbitraires ont été enregistrés par Faith Odhiambo, la présidente de Law Society of Kenya, l’organisation du barreau kényan. « Le plus inquiétant, c’est que ces enlèvements continuent », souligne-t-elle, ajoutant que quatre individus sont encore portés disparus.

Certains n’en sont pas revenus. Le corps de Denzel Omondi, un étudiant de 23 ans, a été repêché le 6 juillet dans une retenue d’eau de Juja, un faubourg de la capitale. Lui aussi avait participé à l’occupation du Parlement, le 25 juin. Une de ses vidéos avait fait sensation sur TikTok. Deux jours plus tard, il disparaissait. L’autopsie pratiquée le 10 juillet conclut à un décès par noyade. Ni ses proches, ni la société civile n’y croient. « Nous demandons une enquête crédible pour poursuivre ceux qui ont enlevé, tué et jeté son corps dans un étang », précise Irungu Houghton, directeur d’Amnesty International au Kenya.

De nouvelles marches

Souvent présentée comme la seule démocratie libérale d’Afrique de l’Est, l’image du Kenya est entachée par la réapparition de ces méthodes illégales d’intimidation et d’élimination. « Les jeunes Kényans sont enthousiastes car ils n’ont pas connu les exécutions et les chambres de torture de l’ère Daniel arap Moi [1978-2002]. Ce n’était pas leur réalité. Mais le meurtre de Denzel Omondi a fait apparaître cette cruauté dans leur vie », explique Faith Odhiambo.

Cependant, plusieurs observateurs rappellent que l’ascension de William Ruto (élu président en 2022) est intimement liée à l’histoire de la violence politique au Kenya. L’actuel chef de l’Etat a fait une entrée fracassante dans la vie publique dans les années 1990, à la tête d’une organisation, la Youth for Kanu’92, officiellement une association de jeunes partisans du président Daniel arap Moi, mais en réalité une organisation chargée d’intimider ses opposants.

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Plus tard, lors de l’élection présidentielle de 2007, il sera accusé d’être l’un des instigateurs des violences post-électorales qui ont fait près de mille morts. Cela lui vaudra d’être poursuivi par la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité – des charges finalement abandonnées après des intimidations systématiques sur les témoins pointées par les juges à La Haye.

Acculé par les critiques après la dernière répression, William Ruto a d’abord temporisé en limogeant son gouvernement. Puis son chef de la police a démissionné. « Cela ne suffira pas à résoudre les problèmes liés à sa responsabilité politique. Ruto doit également engager des poursuites contre les hauts fonctionnaires et les officiers de police », affirme Gedion Onyango, professeur de sciences politiques à l’université de Nairobi. Une promesse du chef de l’Etat aux manifestants, non encore tenue.

Pis, en quelques jours, le ton a radicalement changé. Le président a publiquement accusé la Fondation Ford (américaine) de financer « le chaos » et « l’anarchie » dans son pays, lundi 15 juillet, lors d’un meeting politique improvisé. Contactée par Le Monde, la présidence n’a pas souhaité donner plus d’explications à cette grave mise en cause. La Fondation Ford a rejeté l’attaque, assurant s’en tenir à « une politique strictement non partisane ». Ces accusations pourraient envenimer encore un peu plus le climat social au Kenya, au moment où la génération Z appelle à de nouvelles marches dans le pays, pour demander la démission de William Ruto.

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