L’afrobeats, cet autre « pétrole » qui rapporte si peu au Nigeria

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Retrouvez tous les épisodes de la série « Dans les coulisses de l’afrobeats » ici.

Il faut montrer patte blanche pour pénétrer dans l’immense lotissement sécurisé de Parkview, l’un des plus huppés de Lagos : le visiteur décline identité, QR code et mot de passe à usage unique. C’est ici, dans une villa discrète en retrait d’une rue calme, que Godwin Tom a installé son bureau, où, depuis son ordinateur, il projette au mur des tableurs Excel. Cette figure de l’industrie musicale fut dans sa vingtaine le premier manager de Wizkid, un gosse de la capitale économique du Nigeria devenu superstar de l’afrobeats.

De ses deux décennies au cœur du secteur, le « serial entrepreneur » a tiré une conclusion lapidaire : tout y est fait à l’emporte-pièce. « J’étais l’un des meilleurs de la place, mais un jour j’ai compris que je ne faisais rien correctement, alors imagine les petits jeunes qui commencent ! », affirme avec humilité celui qui a fait de cette maison blanche une école de management, un studio d’enregistrement et un « refuge », comme il l’appelle, pour les artistes.

En vitrine, l’afrobeats nigérian brille, imposant jusqu’en Europe et aux Etats-Unis sa musique dansante, addictive, et ses célébrités aux vies flamboyantes. A Lagos, berceau d’un vivier grandissant de talents, on croise labels, agents, distributeurs, responsables presse… Tout un monde qui donne l’impression d’une industrie établie et structurée, sûre d’elle-même. Mais en coulisses, le secteur est un « far west » à l’image du Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique (220 millions d’habitants), aussi dynamique que chaotique. Plus récente que sa grande sœur cinématographique, Nollywood, l’industrie musicale y fait montre d’une absence ubuesque de structure et de régulation.

Ses entreprises sont petites, souvent informelles, peu professionnelles. « La plupart ne sont pas correctement gérées. Elles ne savent pas comment fonctionnent les structures commerciales, la comptabilité, les impôts… Elles conseillent mal les artistes, leur font signer des contrats désavantageux », poursuit Godwin Tom, qui, en plus de sa Music Business Academy – son projet de cœur –, travaille depuis peu pour le label Sony.

Des artistes « gérés à l’étranger »

Les artistes, eux, des jeunes souvent issus de quartiers populaires, sont très peu protégés par la loi. Au Nigeria, l’afrobeats inonde les bars, les boîtes de nuit et même les rassemblements électoraux, mais ils ne touchent pour ces diffusions « presque rien » en droits de propriété intellectuelle. La faute à un manque de contrôle, mais aussi à une défiance envers les organismes de collecte (équivalents de la Sacem en France), réputés peu efficaces et corrompus. « Personne ne s’implique dedans, ce n’est même pas sur les radars, notamment pour la nouvelle génération », note Sensei Uche, ancien présentateur star de la radio nigériane.

Et malgré l’immense popularité locale de cette musique, ce n’est pas la profondeur du marché qui peut contrer cette défaillance de régulation. Avec 46 % de la population vivant dans une pauvreté considérée comme extrême, payer un abonnement à une plateforme de streaming comme Spotify ou Boomplay est pour beaucoup inenvisageable. Les grandes salles de concert, dans un pays où l’électricité et les routes manquent, sont rares et, là encore, inaccessibles au plus grand nombre. Sans même parler des fluctuations délirantes de la monnaie nationale (le naira a perdu 60 % de sa valeur en un an), qui peuvent faire fondre les revenus en un rien de temps.

« Je ne gagne pas d’argent au Nigeria », avait lâché la star Burna Boy sur Twitter (devenu X) en 2021. De fait, les vedettes nigérianes vont chercher la renommée à l’étranger, principalement en Europe et aux Etats-Unis, mais aussi l’essentiel de leurs revenus, versés là-bas en devise forte. En mars, à Boston, les recettes d’un seul concert de l’« African Giant » ont dépassé 1,5 million de dollars (plus de 1,4 million d’euros), selon un site de presse spécialisée. Soit le plus fort montant à ce jour pour un artiste africain aux Etats-Unis.

Résultat : la plupart des têtes d’affiche sont souvent loin de Lagos – aucune n’est d’ailleurs disponible pour nous parler. Elles y reviennent pour se ressourcer ou faire la fête, mais vivent en Occident pour le business. « La plupart des artistes sont gérés à l’étranger, signés par des labels étrangers, représentés par des agences de talents à l’étranger. Ils tournent leurs clips à l’étranger, habillés par des designers étrangers », déplore Matthew Ohio.

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Cet autre vétéran, connu pour ses soirées « Industry Nite » incontournables dans les années 2010, se concentre aujourd’hui sur le conseil aux artistes et leur financement, afin qu’au-delà des célébrités, le secteur profite mieux à l’écosystème local. « Beaucoup d’argent quitte le Nigeria, dit-il. Ni l’industrie ni le pays n’en bénéficient vraiment. Alors que de la même manière que nous gagnons de l’argent avec le pétrole, nous pourrions gagner de l’argent avec la musique. »

Illustration du flou qui entoure l’industrie, personne ne connaît vraiment son poids dans l’économie. Le cabinet PwC a bien publié une étude, mais celle-ci date de 2017 et donnait des projections probablement dépassées, avec 73 millions de dollars de revenus attendus en 2021 contre 39 millions en 2016 (loin derrière Nollywood, avec 7 milliards de dollars la même année).

Un label local racheté par Universal

L’Etat, lui, ne publie aucun chiffre. Dans les années 2000, il a bien imposé un quota de 80 % de contenu local sur les radios. Mais en dehors de cette décision visionnaire, il ne s’est historiquement que très peu intéressé à la musique. Pas plus que les richissimes magnats nigérians des affaires, pourtant prompts à étaler leurs engagements philanthropiques.

Preuve de leur manque de flair, se souvient Matthew Ohio, trois ans après que Wizkid signe chez Sony en 2016, une banque nigériane a payé trois fois plus (environ 3 millions de dollars) pour faire du chanteur l’ambassadeur de ses campagnes publicitaires. « S’ils s’étaient impliqués, nous posséderions encore Wizkid, Burna Boy et tous les autres, regrette-t-il. Ils commencent à comprendre, mais les étrangers ont compris avant eux. » L’année dernière, le géant Universal a racheté le label lagosien Mavin Records, qui a lancé Rema et Ayra Starr, pour un montant non dévoilé.

Les choses commencent cependant à évoluer. Un fonds de 600 millions de dollars, abondé par les autorités et des bailleurs de fonds (dont l’Agence française de développement), a récemment été créé pour soutenir les jeunes Nigérians dans les industries créatives et technologiques. A l’échelle continentale, ces dernières sont aussi devenues un leitmotiv des banques de développement, qui y voient un puissant levier contre le chômage des jeunes.

A Parkview, avec sa Music Business Academy (essentiellement en ligne), Godwin Tom forme des jeunes à tous les métiers, de l’assistant à l’avocat, avec un focus sur les spécificités des marchés africains – une offre sans équivalent sur le continent, dit-il. Il s’enorgueillit que ses diplômés aident à professionnaliser l’écosystème et à ancrer l’emploi localement. « Chaque artiste qui connaît un petit succès, même limité, crée de trois à dix emplois à plein temps, poursuit-il. Vu la vitesse à laquelle l’industrie se développe, très bientôt nous n’aurons pas assez de Nigérians ou d’Africains pour représenter les artistes. »

D’autres voient l’évolution actuelle avec optimisme. Attablé avec son « crew » lors d’une soirée afrobeats, Big N, un célèbre DJ qui a été de toute l’aventure Mavin Records, voit le rachat du label comme « un signe de développement ». Ce psychologue de formation, aussi affable qu’imposant, mesure aussi le chemin parcouru : « A l’époque, si tu disais à ta mère que tu voulais être un artiste, tu risquais de prendre une bonne claque ! L’afrobeats est devenu quelque chose de soutenable, qui change aussi notre image. Quand on regarde l’Afrique aujourd’hui, et pas seulement le Nigeria, la première chose qu’on voit à part les leaders corrompus, c’est l’afrobeats. »

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