Quelques jours après le passage de la tempête Daniel et la rupture de deux barrages, qui ont dévasté la ville de Derna, le 11 septembre 2023, le procureur général de la Libye, Al-Seddik Al-Sour, avait annoncé que « les procureurs engageront des poursuites pénales contre quiconque a commis des erreurs ou des négligences ». La promesse de fermeté pouvait alors sembler vaine dans un pays miné par ses divisions politiques et une justice qui manque de transparence.
Après dix mois d’enquête, la justice a finalement rendu son verdict : douze personnes ont été condamnées à des peines allant de neuf à vingt-sept ans de prison, a annoncé le bureau du procureur général, dans un communiqué publié sur le réseau social Facebook, dimanche 28 juillet. Certaines d’entre elles ont de surcroît été condamnées à payer des amendes équivalentes « au prix du sang » et d’autres, comme l’ex-maire de Derna, selon l’Agence France-Presse (AFP), à « restituer les fonds obtenus par gain illicite ».
Ces individus, dont le procureur général n’a révélé ni les identités, ni les fonctions, ni les charges pesant sur eux, sont simplement présentés comme des fonctionnaires « chargés de la gestion des barrages ». Sa décision souligne la responsabilité humaine dans cette catastrophe qui a vraisemblablement coûté la vie à des milliers de personnes.
La Cyrénaïque, la région orientale de la Libye, a été frappée, en septembre 2023, par un phénomène météorologique extrême, le cyclone Daniel, venu de la rive nord de la Méditerranée et qui a déversé en quelques heures l’équivalent d’un an et demi de précipitations. Les quantités exceptionnelles d’eau ont provoqué des crues dans les oueds du djebel Akhdar, la région montagneuse adjacente au littoral. Mais à Derna, le phénomène a été amplifié par deux barrages, érigés dans les années 1970 pour prévenir ce type de catastrophe.
Zones d’ombre persistent
En raison du manque d’entretien, ceux-ci ont cédé et libéré une vague dévastatrice alors que depuis des années, des experts alertaient sur l’état de ces deux structures, déjà endommagées par de fortes intempéries en 1986. « En cas de grande inondation, les conséquences seront désastreuses pour les habitants de la vallée et de la ville », s’alarmait ainsi le professeur de génie civil, Abdelwanees Ashoor, dans une étude publiée en 2022 dans la revue scientifique de l’université de Sebha, dans l’Ouest libyen.
Malgré l’allocation de plusieurs millions de dollars au cours des années 2010, les autorités libyennes n’ont jamais entrepris les travaux nécessaires et la catastrophe aurait pu être évitée si les recommandations avaient été suivies ont conclu en janvier un groupe d’experts mandaté par le procureur général, M. Al-Sour.
Le jugement permettra-t-il aux autorités de l’Est libyen, sous le contrôle de l’armée nationale libyenne du maréchal Khalifa Haftar, de faire oublier les vives critiques à leur encontre au lendemain de la catastrophe ? Au-delà de la rupture des barrages, de nombreuses zones d’ombre persistent. Plusieurs habitants interrogés par Le Monde dans les jours qui suivirent le drame affirmaient avoir reçu des instructions contradictoires de la part des autorités au sujet d’une évacuation.
« S’il y avait eu un service météorologique fonctionnel, il aurait pu émettre un avertissement et nous aurions pu éviter la plupart des pertes humaines », estimait ainsi le secrétaire général de l’Organisation météorologique mondiale, Petteri Taalas, le 15 septembre. Cinq jours plus tôt, à la veille de la vague ravageuse, Derna avait été placé sous couvre-feu empêchant tout départ préventif.
« Arrestations arbitraires »
Puis, dans les jours suivants, les autorités ont procédé à des inhumations dans des fosses communes, rendant impossible l’identification des victimes par leurs proches. Le bilan final de la catastrophe reste, encore à ce jour, inconnu : selon l’Organisation mondiale de la santé, 5 923 personnes sont mortes mais plusieurs milliers d’autres victimes sont toujours portées disparues, ensevelies sous de la chaux ou emportées dans les profondeurs de la Méditerranée.
Une semaine après les faits, des centaines de personnes s’étaient rassemblées devant les ruines de la mosquée Al-Sahabah pour protester contre les négligences des autorités et réclamer la démission du président du Parlement de l’Est, Aguila Salah Issa. D’autres avaient incendié la maison du maire de Derna, Abdulmonem al-Ghaithi. Mais le mouvement de protestation, rare sous le régime militaire en place en Cyrénaïque, a été rapidement contenu : dès le lendemain, les communications ont été coupées et les journalistes priés de quitter la ville.
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Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies affirme alors avoir « recueilli des informations » indiquant que les autorités ont procédé « à des arrestations arbitraires de journalistes, d’intellectuels et de militants » et qu’elles ont restreint « l’accès à l’information ainsi que les libertés de circulation, d’expression et de réunion ».
Le manque de transparence concerne aussi le processus massif de reconstruction de la ville, lancé par les autorités en novembre 2023. Le Fonds de reconstruction pour Derna, placé sous le contrôle de Belkacem Haftar, un des fils du maréchal, chargé de négocier les multiples contrats pour rebâtir les infrastructures détruites, s’est vu octroyer un budget de 10 milliards de dinars libyens (1,9 milliard d’euros) pour effacer les cicatrices de cette nuit de septembre.