Au Sénégal, des ouvriers face au revers de la médaille économique chinoise

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Cheikh, qui souhaite apparaître sous un nom d’emprunt pour conserver son anonymat, 31 ans, garde un bon souvenir de son embauche comme technicien par Twyford Ceramics, à Sindia, au Sénégal, il y a cinq ans. Tout juste sorti d’un master en finances à l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, le jeune homme est confiant. Il déménage et s’installe en location dans une petite chambre d’à peine 20 mètres carrés aux abords de l’usine de fabrication de carrelages. « C’était mon premier emploi, j’étais content d’avoir un contrat de travail », explique-t-il.

Comme lui, beaucoup dans la région y croient. Ouverte en 2019 mais inaugurée en grande pompe par le chef de l’Etat d’alors, Macky Sall, en janvier 2020, l’entreprise aux capitaux chinois et ses 55 milliards de francs CFA (83 millions d’euros) investis devaient permettre à la région de Thiès de réduire le chômage des jeunes, avec la création de 1 500 emplois directs. Mais le désenchantement est vite venu.

Quotidiennement, les ouvriers de l’entreprise se relaient à leur poste de travail toutes les douze heures, souvent sans pause restauration. Les uns commencent leur rotation à 7 h 30, les autres à 19 h 30. Soixante heures de travail hebdomadaires pour un salaire mensuel de 80 000 francs CFA (l’équivalent de 120 euros) pour les ouvriers en poste sur la chaîne de production, et jusqu’à 200 000 FCFA (305 euros) pour les superviseurs – primes de risque, de performances, d’ancienneté et de blanchisserie comprises. Selon les études, le salaire moyen au Sénégal varie entre 100 000 CFA (150 euros) et 150 000 CFA (228 euros). « C’est un manque de considération, ils nous exploitent », dénonce Cheikh, devant l’amas de ses fiches de paye. Cinq années durant lesquelles il aurait eu droit à 120 jours de congé, mais n’a eu de permission que pour 40 jours.

Aux amplitudes horaires à rallonge s’ajoutent des conditions de travail décrites comme « inhumaines » par bon nombre de salariés. « Il y a encore quelques semaines, nous n’avions pas d’eau potable », s’indigne Ousmane, qui lui aussi a choisi d’apparaître sous un nom d’emprunt. « Pas non plus d’équipements de protection individuels, comme des chaussures, des casques, ou encore des gants pour les coupes de carrelage, ajoute l’un de ses coéquipiers relevant son ourlet de pantalon pour montrer une cicatrice causée par un récent accident du travail. Il faut aussi dire que les Chinois nous maltraitent, ils nous parlent comme à des animaux, nous infantilisent et parfois en viennent aux mains. »

Près de 90 % des employés en CDD

Ces conditions de travail difficiles, l’inspecteur général du travail et de la sécurité sociale Tene Gaye s’en souvient parfaitement : « A ma première visite en 2019, il n’y avait pas de respect de la réglementation sénégalaise en matière de droit du travail. Selon mon rapport de l’époque, j’ai effectué une mise en demeure avec 29 points de non-conformité, parmi lesquels l’absence de médecine du travail, de comité d’hygiène ou d’équipements de travail individuels. »

Selon l’inspecteur du travail, la précarité des contrats pose de nombreux problèmes. Selon lui, près de 90 % des employés sont en contrat à durée déterminée (CDD). Et pour cause : Twyford Ceramics bénéficie d’un agrément du code des investissements, un document délivré par l’Agence de promotion des investissements et grands travaux, qui lui permet de déroger à certains principes du droit du travail au Sénégal, dont le renouvellement des CDD. « Normalement, c’est deux fois maximum, mais cet agrément donne la possibilité d’un renouvellement à l’infini sur cinq ans, précise Abdou Aziz Sy, trésorier de l’Union démocratique des travailleurs du Sénégal. L’Etat a fait beaucoup de faveurs pour l’investissement, mais cela a créé en contrepartie des emplois très précaires et indécents. »

« Nous sommes sur des sièges éjectables », s’inquiète Cheikh, en CDD depuis 5 ans, au départ renouvelable tous les trois mois, puis tous les six mois, et désormais tous les ans. « Il y a eu beaucoup de licenciements déguisés de personnes qui étaient en fin de contrat, soutient de son côté l’inspecteur Tene Gaye. En 2021 par exemple, ils n’ont pas renouvelé les contrats de 18 personnes en même temps. Toutes venaient d’intégrer un syndicat. » Il précise que cette réglementation nuit à la liberté d’organisation collective et à celle de la représentation des travailleurs, normalement garantie au Sénégal. Dans les faits, depuis, aucun syndicat n’a été formé dans l’entreprise.

Si des changements ont été opérés depuis 2019, reste de nombreux ajustements pour que l’usine de carrelages revienne dans les clous de la réglementation sénégalaise. En 2024, elle a d’ailleurs attiré l’attention des nouvelles autorités, dont le président élu en mars, Bassirou Diomaye Faye, effectue son premier voyage en Chine à l’occasion du 9e forum de la coopération sino-africaine. « Nous avons reçu des auditeurs envoyés par l’Etat, cette fois-ci en provenance de Dakar et non pas du bureau régional de Thiès », souffle un délégué du personnel.

Lire le décryptage : Article réservé à nos abonnés Au Sénégal, l’enjeu de l’emploi local face aux multinationales pétrolières

Très récemment, la Société financière internationale, filiale de la Banque mondiale tournée vers le secteur privé, aurait également déclenché un audit en tant que créancier de l’usine Twyford Ceramics de Sindia. Le groupe chinois semble s’en inquiéter. « Il y a une semaine, la direction a signalé à des équipes que les salariés ne pourraient plus dépasser 48 heures de travail hebdomadaire, relate le même délégué du personnel, suivant ainsi la réglementation sénégalaise qui ne prévoit pas plus de dix heures de travail quotidien, sauf dérogation de l’inspection du travail. Ce dont Twyford ne dispose pas. » La mesure provoque cependant des coupes sur les salaires. Contactée, la direction de l’entreprise n’a pas donné suite aux sollicitations du Monde.

Le syndicaliste Abdou Aziz Sy en convient : « Ces pratiques ne se résument pas qu’aux entreprises chinoises, même si l’on peut dire qu’elles se font souvent remarquer. » Il rappelle aussi que si les usines chinoises ont une responsabilité, l’Etat sénégalais en détient une large part également, du fait de sa permissivité.

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