A Bangui, le regard de Jeanne (tous les prénoms des victimes ont été changés) laisse percevoir la colère et l’injustice quand elle se souvient de cette matinée de mai 2023. Alors qu’elle venait de vendre quelques fruits et légumes à un casque bleu rwandais, ce dernier l’a invitée dans sa base afin de s’acquitter de sa dette. « Alors qu’on parlait du paiement, il m’a touché les seins et les fesses, raconte-t-elle d’une voix basse. Il m’a dit : “Tu ne sors pas aujourd’hui, tu viens avec moi.” Il a posé une grenade sur la table avant d’ajouter : “C’est soit du sexe, soit la mort.” »
Après le viol qu’elle venait de subir, Jeanne, encore sous le choc, s’est approchée de deux casques bleus, à l’entrée de la base, pour témoigner de son agression et demander de l’aide. Elle a reçu en retour l’indifférence de l’un et le rire de l’autre. Depuis, la trentenaire ne se sent pas assez en sécurité pour dénoncer le crime dont elle a été victime. « Si je ne suis pas allée voir la Minusca [la mission de maintien de la paix de l’ONU en Centrafrique], c’est parce que je ne sais pas vers qui me tourner, mais aussi parce que j’ai peur. Ils disent que leurs casques bleus sont venus pour nous protéger mais ils nous violent, alors qu’est-ce qu’on peut faire ? »
A plusieurs reprises déjà, la Minusca a été accusée d’exploitation et d’abus sexuels. Arrivée dans le pays en 2014, dans un contexte de guerre civile sanglante, la mission onusienne a pris depuis 2016 la place effective de l’opération militaire française « Sangaris », lancée fin 2013 en plein conflit. Si elle affirme aujourd’hui avoir mis en place des systèmes pour prévenir et répondre aux abus, les casques bleus continuent de commettre des agressions sexuelles dans l’indifférence générale. Selon les témoignages de plusieurs victimes et ONG locales, nombre de femmes n’ont pas porté plainte par crainte de représailles, ne sachant pas vers qui se tourner ou doutant que des poursuites soient engagées contre leurs agresseurs.
Selon Malick Karomschi, président de l’Organisation musulmane pour l’innovation en Centrafrique (Omica, une ONG qui soutient les victimes de violences sexuelles), les cas de sévices sont « constants, même à Bangui », et de nombreuses femmes préfèrent ne pas signaler les faits à la Minusca. « Quand elles en parlent entre elles, les victimes pensent que c’est inutile. Que puis-je leur dire ?, demande-t-il, agacé. Ce n’est pas comme si je pouvais leur prouver que la Minusca peut les aider… »
Stigmatisation
Face à ces accusations, la Minusca a refusé une demande d’entretien avec sa cheffe, Valentine Rugwabiza, et choisi de transmettre ses réponses par courriel signé d’un porte-parole anonyme à The New Humanitarian, partenaire de cette enquête, sur le site duquel l’enquête intégrale est disponible en anglais. Dans celui-ci, les Nations unies indiquent que : « Le risque de comportement inapproprié demeure élevé au sein de la Minusca, en partie en raison d’un environnement caractérisé par de nombreuses vulnérabilités telles que la pauvreté, l’analphabétisme, des niveaux d’accès à l’information variables, la normalisation de la violence sexuelle et sexiste, ainsi qu’un accès limité et un manque d’infrastructures, de services et d’institutions publiques de base dans certaines régions. »
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