Depuis près de quatre ans, Olfa vit cloîtrée chez elle. Condamnée par contumace à trente-cinq ans de prison pour des chèques sans provision, cette mère de famille de 45 ans, divorcée et originaire de Radès, dans la banlieue sud de Tunis, est toujours recherchée par les autorités. « Si je n’avais pas la foi, je me serais suicidée », confie cette ancienne cheffe d’entreprise qui a fait faillite à la suite de la crise du Covid-19 et n’attend plus qu’une chose : la réforme de la législation – particulièrement sévère en Tunisie – sur les chèques sans provision, comme l’a promis le président Kaïs Saïed en mars 2023.
Aujourd’hui, l’article 411 du code du commerce prévoit cinq ans de prison par chèque rejeté – les peines étant cumulables – et une amende de 40 % du montant de ces chèques. Cette loi jugée disproportionnée « ne permet ni au créancier de recouvrer son dû, ni au condamné de régulariser sa situation puisqu’il est derrière les barreaux », avait soulevé le président tunisien. Des chiffres officiels communiqués fin 2022 font état d’une situation alarmante : plus de 7 000 personnes seraient détenues pour avoir émis des chèques sans provision – soit un tiers de la population carcérale – et plus de 450 000 personnes seraient recherchées.
Si ces chiffres ont été minimisés par le ministère de la justice, qui dénombrait moins de 500 détenus et 10 000 affaires en cours en novembre 2023, la Banque centrale de Tunisie a enregistré quant à elle plus de 400 000 chèques rejetés, totalisant 3,5 milliards de dinars (environ 1 milliard d’euros), pour la seule année 2023. « Il y a un problème de comptabilité au ministère », critique Abderrazak Houas, porte-parole de l’Association nationale des petites et moyennes entreprises (ANPME).
« Je suis comme en prison »
Vendredi 12 avril, un projet de loi visant à « décriminaliser certains délits liés aux chèques sans provision et à alléger certaines sanctions, notamment celles entraînant des peines privatives de liberté », a été présenté par la ministre de la justice en conseil des ministres, selon la présidence du gouvernement, qui n’indique pas dans quels cas les peines de prison pourraient être réduites ou supprimées.
Le projet doit encore faire l’objet de modifications avant d’être validé définitivement par le gouvernement puis transmis au Parlement – mais aucun délai n’a été communiqué. Parallèlement, 84 députés ont appelé à l’examen urgent d’une proposition de loi déposée en février dans le but de décréter une amnistie générale touchant les personnes ayant émis des chèques sans provision.
Pour les centaines de milliers de Tunisiens qui utilisent les chèques comme un moyen de paiement différé ou de garantie, le piège peut se refermer de manière brutale. En 2017, Olfa a ouvert une petite usine de textile destinée à l’export à La Goulette, en banlieue de Tunis, employant une cinquantaine d’employés et travaillant pour des marques européennes de prêt-à-porter.
Pour son équipement, elle a dû s’adresser à un fournisseur acceptant des paiements échelonnés par chèques, une pratique courante parmi les entrepreneurs confrontés à la réticence des banques à accorder des crédits. « Ils sont obligés de procéder ainsi avec leurs fournisseurs ou de passer par des intermédiaires qui font office de banques parallèles. Ce sont de véritables mafias », confirme Abderrazak Houas.
Malgré quelques difficultés, l’entreprise prospère et Olfa parvient à honorer ses engagements financiers sans trop de difficultés. Mais l’année 2020 marque un tournant : l’irruption du Covid-19 et l’annonce du confinement général, le 22 mars, l’obligent à suspendre ses activités. Le mois suivant, son fournisseur encaisse plusieurs chèques, tous rejetés par la banque malgré un décret gouvernemental appelant les institutions financières à faire preuve d’indulgence. « Il a encaissé les chèques avant l’heure, malgré l’accord que nous avions trouvé, simplement parce qu’il a eu peur », regrette Olfa.
En quelques mois, la mère de famille se retrouve démunie. Elle est finalement condamnée en 2021. « Je suis comme en prison. Je n’ai même pas pu assister à la remise de diplôme de ma fille, qui a également été très affectée psychologiquement », confie-t-elle.
« Je ne reviendrai jamais »
Entre 2019 et 2021, selon l’Institut national de la statistique, 75 000 entreprises ont mis la clé sous la porte, soit près de 10 % des sociétés enregistrées. Pour Abderrazak Houas, ce chiffre, bien que conséquent, ne reflète pas la réalité « catastrophique » de la situation économique des PME tunisiennes. Le porte-parole de l’ANPME estime en effet que 125 000 entreprises supplémentaires ont cessé leurs activités depuis la crise du Covid-19.
A 2 000 km de là, à Rabat (Maroc), Haythem a connu la même mésaventure qu’Olfa. « Ici il y a un café toujours rempli de Tunisiens qu’on appelle “le café des chèques” », ironise-t-il. Après avoir fait appel à des réseaux de financement sur le marché parallèle pendant plus de dix ans, il a vu son activité s’effondrer en 2020 pendant la crise du Covid-19. « Ces gens-là n’épargnent personne, ils ont encaissé tous les chèques. » En faillite et surendetté, il est arrêté en décembre 2021 à son domicile. Relâché quatre mois plus tard dans l’attente de son procès, il prend la décision de fuir au Maroc, avant d’être condamné à quatre-vingt-treize ans de prison ferme.
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Selon l’ANPME, plus de 10 000 Tunisiens poursuivis pour émission de chèques sans provision ont, comme Haythem, quitté le pays. Marié et père de trois enfants, cet entrepreneur exilé vit à présent seul, à la charge de ses amis et connaissances. Avec son frère, emprisonné en Tunisie, et ses parents, eux-mêmes recherchés, il espère une amnistie pour sa famille et, quant à lui, être en mesure de travailler de nouveau, ailleurs qu’en Tunisie. « Je ne reviendrai jamais là-bas, dit-il. Ce pays m’a détruit. »