comment l’État creusé un gouffre financier depuis des décennies

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Les élèves officiers qui sortent de la botte de Saint-Cyr choisissent volontiers la cavalerie. Cette tradition est bien établie et participe au prestige de l’arme. En revanche, ce qui est moins connu, c’est que les élèves fonctionnaires qui embrassent aussi brillamment une carrière civile font également souvent ce choix de la cavalerie. Ils intègrent alors le ministère des Finances, où ils sont très vite initiés aux pratiques du fameux sapeur Camember. Ce jeu consiste à creuser sans cesse un trou (budgétaire) pour en combler un autre, et ainsi de suite. Les déboires financiers de la caisse de retraite des fonctionnaires territoriaux et hospitaliers (CNRACL) nous donnent une illustration ébouriffante de cette discipline qui, bien que basique, demande plus d’imagination qu’on ne pourrait le penser…

Au milieu des années 1980, la CNRACL comptait six actifs pour un retraité et disposait de 18 milliards de francs de réserve. Quelle époque bénie ! Sauf qu’il n’en fallait pas plus pour aiguiser l’appétit de l’État glouton qui mit alors en place tout un jeu de tuyauterie, de type « usine à gaz », afin de siphonner le pactole et de réduire ainsi la charge du financement de certains régimes spéciaux déjà ultra-déficitaires, qu’il alimentait comme des puits sans fond.

Obscurité et complexité

Pendant des années, la seule subtilité a consisté à ne pas pomper sur un seul exercice toutes les réserves de la caisse pour éviter d’en tarir la source… Au bout du compte, l’opération s’est donc déroulée durant vingt-sept ans, de 1985 à 2011, pour un total de 28,5 milliards d’euros détournés. Cette débudgétisation a ni plus ni moins consisté à faire financer une partie des déficits des régimes des mineurs, des marins mais, également, des cheminots par nos impôts locaux et les hôpitaux, puisque les collectivités locales et ces mêmes hôpitaux sont les employeurs contributeurs à la CNRACL.

Non sans euphémisme, la Cour des comptes avait assez tôt pointé « les bases juridiques incertaines » d’une situation « caractérisée par la complexité et l’obscurité », et la Mission d’évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (MECSS) du Sénat a plus tard clairement dénoncé un véritable « hold-up ». Mais, comme trop souvent, leurs rapports n’eurent pas beaucoup d’échos. En définitive, c’est lorsque la CNRACL s’est retrouvée carrément à sec et même contrainte d’emprunter que l’État a mis fin à cette longue saignée, le jeu n’en valant plus la chandelle…

Situation intenable

Il faut dire que, pendant des décennies, les collectivités territoriales ont embauché à tour de bras. Cela aurait dû être une aubaine pour la CNRACL, dont le nombre de cotisants est passé de 1,3 million en 1985 à 2,2 millions actuellement, ses recettes montant alors en flèche. Mais plutôt que de laisser le régime provisionner ses engagements retraite en constante augmentation, l’État est venu assécher les quelques réserves qu’il avait commencé à constituer. Depuis, le vent a totalement tourné.

Les premiers gros contingents de fonctionnaires embauchés dans les années 1980 prennent leur retraite et la foule des pensionnés du régime croît à vue d’œil. Le rapport démographique a chuté à 1 retraité pour 1,4 actif. La situation est d’autant plus intenable que la CNRACL est un régime spécial à prestation définie. C’est-à-dire que, contrairement aux régimes de droit commun, le niveau des pensions est prévu le plus tôt possible par la réglementation, quoi qu’il en coûte et quelle que soit la santé du régime…

Résultat : malgré des hausses de contribution sans précédent de la part des employeurs publics (le taux de cotisation étant passé de 10,20 % en 1985 à 31,65 % en 2024), le régime accusera cette année un déficit de 3,5 milliards d’euros, sachant que ce trou est appelé à se creuser un peu plus à chaque exercice pour atteindre 11 milliards d’euros en 2030, ce qui représente pas moins de 40 % de l’ensemble des charges actuelles.

« C’est à l’auteur du hold-up qu’il incombe, désormais, de sauver la caisse… »

Enfin, cerise sur le gâteau, les gestionnaires de la caisse n’ont aucune marge de manœuvre pour redresser la barre puisqu’ils n’ont la main sur aucun des paramètres du régime, qu’il s’agisse du montant des pensions, des durées de carrière ou du niveau des recettes. Tout se décide au niveau de l’administration centrale. C’est donc l’État qui a les clés du régime et, dans une très faible mesure, le Parlement, via le vote de la loi de financement de la sécurité sociale. Autrement dit, c’est à l’auteur du hold-up qu’il incombe, désormais, de sauver la caisse…

Pour bien faire, l’inspection générale des finances s’est fendue d’un rapport qui mériterait de figurer en bonne place dans la bibliothèque du roi Ubu, et dont voici quelques recommandations croquignolesques :

  • siphonner la Caisse nationale des allocations familiales, avec pour seule légitimité cet argument massue : le régime général (CNAV) le fait bien, alors pourquoi pas la CNRACL ?

  • reporter une partie des charges sur le Fonds de solidarité vieillesse (FSV) ; le même fonds sort tout juste du rouge après treize exercices continus en déficit, il serait sans doute ballot de ne pas en profiter…

  • réviser les règles de « compensation » entre les régimes de retraite, ce qui, en clair, reviendrait à ponctionner le régime général des salariés, lui-même déficitaire, et le régime des professions libérales (CNAVPL)…

  • transférer la dette de la CNRACL à la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES) ou à l’État, lui-même archi-déficitaire…

  • financer la CNRACL par une contribution assise sur la masse salariale des fonctionnaires contractuels des hôpitaux et collectivités locales, ce qui reviendra à assécher l’IRCANTEC, régime de retraite de ces mêmes contractuels.

Tout était prévisible

Avec un tel programme, notre sapeur Camember n’a pas fini de creuser ! Évidemment, aussi nombreuses et imaginatives soient-elles, ces mesures ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. L’Inspection des finances a donc ajouté qu’il faudrait copieusement augmenter la contribution des employeurs à la CNRACL… C’est d’ailleurs ce que prévoit le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 actuellement en discussion au Parlement, puisque son taux devrait augmenter de quatre points à chaque exercice de 2025 à 2027, pour atteindre 39,65 %. Et encore, il ne doit s’agir que d’un début, la barre des 50 % devant être franchie en 2030 ! Les collectivités hurlent à l’injustice, en expliquant qu’elles seront contraintes d’augmenter massivement les impôts locaux. La machine folle de la dépense publique semble inarrêtable pour des acteurs dépassés.


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Pourtant, tout était très prévisible. Il suffisait de considérer que les fonctionnaires embauchés massivement au cours des années 1980 allaient inévitablement prendre leur retraite aujourd’hui, et que ceux qui ont été embauchés tout aussi massivement dans les décennies suivantes la prendront également demain et après-demain… Quelle que soit la multitude des jeux de cavalerie qui seront mis en œuvre, le contribuable paiera l’addition au bout du compte. La vieille citation de Clemenceau n’a décidément pas pris une ride : « La France est un pays fertile, on y plante des fonctionnaires, il y pousse des impôts. »

Pierre-Édouard du Cray, de l’association Sauvegarde Retraites, est consultant en finances publiques et fiscalité.


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