Un homme arrive sur scène. Engoncé, il tient un oud, cherche sa place, la trouve sur un rocher où il s’installe et commence à jouer de son instrument de musique. Il ne dit pas un mot et un autre personnage arrive de l’autre côté, sa silhouette est découpée en ombre chinoise. Lui parle et, dans une chambre d’hôpital à Paris, annonce qu’il va devenir père. Mais l’accouchement s’éternise… tout comme durent les secrets qui ont traversé sa famille depuis des générations.
« Je ne suis pas arabe », tel est le titre de la pièce de théâtre écrite par Elie Boissière et Ben Popincourt. Elie Boissière est aussi le comédien principal, accompagné sur la scène du théâtre de la Reine Blanche, à Paris, par le musicien Ahmed Amine Ben Feguira. Ce titre est une phrase que répétait la grand-mère du comédien, avec « Laisse les morts tranquilles », « Ne te retourne pas sur ton passé », « Oran, ça n’existe pas… » Que cachent ce rejet d’une partie de son identité et cette injonction au silence de celle qui, née à Oran dans les années 1940 et partie en France en 1950, a transformé son prénom Mahdjouba en Magda ?
Elie Boissière nous plonge dans une histoire familiale très personnelle, mais ne la traite pas sous forme autobiographique. Alors que le futur père quitte la maternité rongé par l’anxiété, il est submergé par un déluge, des ailes lui poussent sur le dos, il s’envole et atterrit dans le salon de sa grand-mère, qui est en fait une poule. Nous sommes à Oran, dans les années 1930 et treize protagonistes traversent successivement la pièce. Parmi eux, des personnes tirées de la vie d’Elie Boissière, des personnages historiques comme l’Abbé Lambert et Messali Hadj mais aussi des créatures délirantes comme un vendeur de glaces aux mimiques de Michael Jackson, une chèvre rasta, etc.
Sur le chemin de la vérité, il y a toujours des détours, comme dans les contes des Mille et Une Nuits dont les histoires s’entortillent et ne finissent jamais. La forme rejoint le fond dans cette quête impossible. La pièce traite de guérison générationnelle et suggère avec inventivité, humour et subtilité que celle-ci passe autant par la parole libérée que par des silences que l’on accepte de laisser en suspens. La mise en scène sobre, la musique envoûtante et le jeu exalté transportent le spectateur dans cette intrigue qui voit Elie traverser le miroir pour entrer au pays des merveilles.
Jeune Afrique : Comment est venue l’histoire de Je ne suis pas arabe ?
Elie Boissière : Je voulais écrire sur ma grand-mère parce qu’on ne parlait jamais de l’Algérie dans la famille. J’aurais pu poser des questions à mes grands-tantes qui n’ont pas de problème à parler arabe, à évoquer leurs origines, leur enfance, leur mère, mais il fallait que ça passe par le canal de ma grand-mère, enfermée dans l’omerta et le déni.
Pour briser l’omerta, vous l’avez invitée à passer deux mois dans votre appartement à Paris…
Oui, je lui posais des questions sur son enfance à Oran et en Bourgogne, sur les traditions de ses parents, sur ce dont elle se souvient, sur ce qu’elle ne voulait pas me raconter, pourquoi elle ne voulait pas le raconter, sur son rapport à son propre nom, à l’Algérie, où elle a vécu de sa naissance à ses huit ans. À partir du moment où elle a quitté ce pays en 1950, elle n’y est jamais retournée. Aussi calme soit elle en temps normal, dès qu’on lui rappelle qu’elle est arabe, elle s’emporte. C’est sa colère que je voulais questionner à travers ma pièce.
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Cette colère est résumée dans la phrase qui donne le titre à la pièce, Je ne suis pas arabe…
Plutôt que d’affirmer « Je suis quelque chose », le titre porte la négation, « Je ne suis pas ». C’est symptomatique du fait que ma grand-mère a non seulement changé de nom et de prénom mais elle a aussi changé de narration. Elle dit qu’elle est née en France, ce qui est historiquement correct puisque l’Algérie était française. Mais elle ajoute que dans la famille, on n’appartient pas au monde arabe, berbère ou musulman. Pour elle, sa vie a commencé quand elle posé le pied à Marseille après sa traversée en bateau. Avant, rien n’existe.
Pourquoi ?
Dans la pièce, je donne une réponse imaginaire, qui est au cœur de l’intrigue. Dans la vraie vie, je ne sais pas. Plus je réponds à des interviews, plus j’analyse la pièce, plus je me rends compte que mon rôle était de l’interroger. Ce travail est fait et si je n’ai pas toutes les réponses, ça me va aussi bien.
Toute quête d’une identité est-elle illusoire ?
Romain Gary a écrit : « Il y a toujours un au-delà de soi. » Il faut s’interdire de n’être que soi-même, il faut chercher à être autre pour être plus large, c’est pourquoi j’ai appelé ma compagnie Les Yeux Larges. Le théâtre permet de s’agrandir et c’est aussi la raison pour laquelle je joue treize personnages, avec des accents, des origines et des apparences qui disent la multiplicité et la complexité.
Cette pièce est-elle une façon d’affirmer que l’on peut être arabe, juif et français dans un contexte politique qui pousse à la fragmentation des identités ?
Tout à fait, il faut absolument s’extraire des cases où l’on veut nous mettre ou, pis, où l’on se met soi-même. Je suis né et j’ai grandi dans une famille convertie au judaïsme, nous allions à la synagogue. Quand j’allais chez mes grands-parents paternels, on fêtait Noël avec le sapin, les cadeaux et quand j’allais dans ma famille maternelle, mon arrière-grand-mère portait le voile, elle faisait le ramadan. Mes grands-parents paternels s’appelaient Michel et Rosemonde et mes grands-parents maternels, c’étaient Mahdjouba et Miloud. C’est une richesse d’être multiculturel.
À côté de la petite histoire de votre famille, il y a aussi la grande histoire, avec l’abbé Lambert et Messali Hadj…
Cela ancre la pièce dans l’histoire, avec des personnages réels. L’histoire de ma grand-mère est celle d’une victime d’une histoire qui la dépasse : la colonisation. Pour moi, c’était important de faire une photographie politique de ce qui se passait à cette époque-là. La colonisation a eu des conséquences non seulement sur l’identité de ma famille mais elle a aussi, sur un plan plus large, des conséquences politiques, économiques, géopolitiques sur la société française et dans les anciens pays colonisés.
Je ne suis pas arabe d’Elie Boissière et Ben Popincourt, mise en scène par Alexis Sequera. Théâtre de la Reine Blanche, 2 bis passage ruelle, Paris.
Du 19 novembre au 21 décembre 2024, les mardis et jeudis à 21h, le samedi à 20h (relâche le 17/12).