Dans les clips, les bars ou les boîtes de nuit, ces chansons s’intègrent sans difficulté aux playlists de pop abidjanaise et de « rap ivoire », ce hip-hop mêlé de coupé-décalé. Aussi n’est-il pas rare de se retrouver sur la piste de danse à s’époumoner sur les refrains de tubes comme Commando, de KS Bloom… sans se douter que les paroles sont en réalité à la gloire de Jésus. « Soldats du Christ, on est envoyés pour gagner des âmes… »
Derrière la star au 1,4 million d’abonnés sur YouTube, plusieurs artistes évangélistes sont parvenus à s’imposer ces dernières années en Côte d’Ivoire. Les nouveaux talents du rap chrétien s’appellent Elvyn Le Conquérant, Iron, Leufa, Djess le Fromager… et collaborent à l’occasion, dans un genre plus proche de la pop et du gospel, avec le chanteur Milo et la star montante Morijah.
La recette du « rap gospel » ? D’abord, des limites imposées dans les thèmes abordés. On ne trouvera pas dans les textes d’apologie de la violence ou de la drogue, pas plus que de propos misogynes ou de grossièretés explicites. Mais plutôt une convergence étonnante entre les codes du rap et les messages de l’Evangile. La rhétorique est ainsi mise au service du prosélytisme et l’« ego trip » cher au « gangsta rap » est remplacé par un message sur l’accomplissement personnel. L’un des tubes de KS Bloom, Dieu pile pas foutou, enjoint ainsi l’auditeur à « aller bosser » en rappelant que « Dieu donne gaz mais il met pas riz au feu ».
Le rap gospel s’est popularisé ces trois dernières années grâce aux mouvements de jeunesse des églises évangéliques, en particulier le très populaire Bloom, de l’Eglise Vases d’honneur, qui se présente sur son site Web comme « le ministère des jeunes enjaillés [enthousiasmés, en nouchi, l’argot abidjanais] de Jésus ». « Notre mission, précise le site, est d’amener les jeunes à manifester le règne de Dieu dans leurs vies et mettre leurs dons et talents au service du Seigneur ». Les membres sont donc encouragés à pratiquer leur art (musique, chant ou danse) au sein de l’Eglise et les plus talentueux sont invités à monter sur scène pendant les cultes.
Une musique « démoniaque »
C’est justement d’après ce mouvement, dont il est issu, que Souleymane Koné a choisi son nom de scène, l’accolant à ses initiales pour créer le pseudonyme « KS Bloom ». « Je voulais montrer qu’on pouvait être jeune et aimer Dieu, rajeunir un peu l’image de la vie chrétienne », explique le rappeur, joint au téléphone. Depuis son premier album, Allumez la lumière, sorti en 2021, il propose une musique consensuelle, très empreinte de coupé-décalé, festive et dansante. Sa popularité lui a permis de dépasser les bancs de l’église pour gagner le monde de la nuit abidjanaise. « Aujourd’hui, je chante une demi-douzaine de fois par an dans les églises, mais l’essentiel de mes prestations, ce sont les concerts et les showcases », reconnaît-il.
La situation était pourtant très différente lorsque, il y a près de dix ans, une poignée de précurseurs se lançaient le défi d’inventer le rap gospel. « Mon premier modèle quand je me suis mis à rapper, à 14-15 ans, c’était Lil Wayne, se souvient aujourd’hui leur chef de file, Yohanne-Axel Thalmas, dit Yung King. Toujours avec de l’ego trip, beaucoup d’injures, tout ça… » Il fait ses classes en 2012 aux côtés des futures stars de Kiff No Beat et Suspect 95, mais préfère au rap ivoire un style « hardcore » importé des Etats-Unis. Sa carrière prend un virage en 2015 lorsqu’il trouve la foi. « Quand j’ai rencontré le Seigneur, j’ai décidé de lui dédier ma musique », résume-t-il simplement.
Fin 2016, il sort son premier titre de rap chrétien, Fils à Papa, puis un EP en 2018, Roar. Depuis une décennie, Yung King n’a jamais cessé de se revendiquer du rap gospel, même s’il a gardé « un univers musical très sombre, entre la trap et la drill mélodieuse ». « Le rap gospel, ce n’est pas lié au style de musique mais à l’objectif, qui est de toucher les âmes et de glorifier le Seigneur, explique celui qui est devenu pasteur en parallèle de sa carrière musicale. Pour moi, je fais la même chose quand je prêche et quand je rappe. C’est la même personne et c’est la même émotion. »
A l’époque pourtant, il demeurait difficile de convaincre les paroissiens de la pertinence de sa démarche alors que beaucoup envisageaient le rap chrétien comme un oxymore. « J’entendais tout le temps dire : “Un chrétien ne doit pas faire de rap”, se souvient Yung King. Les plus conservateurs prétendaient même que c’était une musique démoniaque ! » Avec les années, le succès a mis les réticences en sourdine. « Il y avait un vrai besoin, pour les jeunes chrétiens, d’avoir une musique moderne dans laquelle ils pouvaient se retrouver, se réjouit le pionnier. Désormais, on n’entend plus personne dire que le rap n’est pas chrétien. J’ai même des fidèles, dans ma paroisse, qui me disent qu’ils prient sur mes chansons ! »