de Valéry Giscard d’Estaing à Emmanuel Macron, comment la France a plongé dans le déni

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La dette, mais quelle dette ? Malgré son ampleur, le sujet n’occupe pas une place de premier choix sur la scène publique française. C’est en tout cas la thèse défendue par l’historienne Laure Quennouëlle-Corre dans son ouvrage Le déni de la dette. Une histoire française (Flammarion). Pour Le Point, elle décrypte le rapport que l’opinion publique a eu au fil des décennies avec cet arrangement collectif pourtant tapi dans l’ombre.

Le Point : Vous avez intitulé votre essai, Le déni de la dette. Une histoire française. Mais l’aveuglement à ce sujet est-il vraiment une spécialité hexagonale ?

Laure Quennouëlle-Corre : Par rapport à l’Angleterre ou à l’Allemagne, nous avons eu assurément une position à la fois plus bienveillante et plus ignorante de la question. Une plongée dans l’Histoire permet de comprendre pourquoi : il faut remonter pour cela à la période de l’entre-deux-guerres. Outre-Manche, l’Angleterre était à cette époque très soucieuse du lien entre inflation et dette publique et ne voulait pas trop s’endetter. Car il existait en Angleterre un savoir économique : les grands économistes de l’époque étaient anglais et exerçaient une influence sur leur gouvernement. Au contraire en France, l’endettement à court terme a pris une place très importante pendant et après la Première Guerre mondiale, et nous avons continué à utiliser cet endettement qui devait pourtant être temporaire.

Nous avons réussi à mettre un terme à cette situation avant la Seconde Guerre mondiale, puis nous avons recommencé à nous financer via les bons du Trésor pendant, et après celle-ci afin de moderniser le pays. Cela a alimenté pendant de nombreuses années les pratiques des hauts fonctionnaires. Nous sommes passés de l’amour au consentement implicite, puis au déni. L’Allemagne était endettée comme la France en 1914-1918, mais le traumatisme de l’hyperinflation leur a fait tourner cette page à partir de 1948. La crainte de l’inflation liée à l’endettement reste depuis un trait dominant. Surtout en Angleterre et en Allemagne, la dette a fait partie du débat démocratique.

Ce déni français au sujet de la dette a-t-il toujours existé dans l’histoire récente ou est-il épisodique ?

Au départ, non, il n’y avait pas de déni. La dette existait dans le débat public et les citoyens avaient un rapport concret avec elle : ils allaient au guichet pour souscrire des bons du Trésor ! Et puis les moments de crise avaient également permis d’avoir une perception du problème. La crise des années 1920 était une crise de change, avec une défiance envers les bons du Trésor. Le sursaut est venu avec Raymond Poincaré, qui a mis en place un plan drastique de hausse de la fiscalité, de baisse des dépenses publiques et de dévaluation. La même chose va se produire à la fin des années 1950 avec cette fois-ci Charles de Gaulle qui va mettre en place un plan similaire. Nous étions alors au bord du gouffre, avec une menace de mise sous tutelle par le FMI.

La dette est devenue un sujet idéologique et politicien, ce qui n’a pas contribué à une véritable prise de conscience

Le déni se matérialise concrètement dans la seconde moitié du XXe siècle. Après une courte période plus vertueuse, nous entrons dans les années 1970 dans un contexte économique moins favorable à cause de la crise pétrolière et de stagflation. Lors de cette décennie et de la suivante, les dépenses publiques, notamment les dépenses sociales, vont gonfler. Pour les politiques comme pour l’opinion publique, la dette n’est pas alors une priorité. Les préoccupations des citoyens concernent surtout le pouvoir d’achat ou la lutte contre le chômage. Il y a eu un bref sursaut entre 1986 et 1988, avec le seul moment libéral qu’a connu la France. La réduction de la fiscalité et de la dette était inscrite dans le programme de Jacques Chirac et a été mise en place. Mais ce fut une parenthèse.

Et le déni s’est poursuivi par la suite ?

Oui. Le sursaut est arrivé à la fin des années 1990, et au début des années 2000 avec la marche vers l’euro et le dépassement de la barre symbolique des 1 000 milliards d’euros de dette en 2003, soit 63 % du PIB. Dans certains sondages de la fin des années 1990, les instituts d’opinion commencent à poser la question de la dette et les Français montrent alors un début de préoccupation. Puis arrive le rapport Pébereau, lancé par Thierry Breton [alors ministre de l’Économie, NDLR], et l’élection de 2007 qui est intéressante : même si François Bayrou était le seul à mettre la dette au cœur de son programme, le sujet va tout de même être relayé dans l’entre-deux-tours. La dette devient alors un vrai sujet de débat.

Puis arrive l’endettement massif lié à la crise des subprimes et au Covid…

Ces quinze dernières années, les gouvernements se sont en effet endettés pour faire face à la crise des subprimes, des dettes souveraines, puis à celle du Covid, ce qui a rendu la dette plus visible… Résultat, nous y sommes beaucoup plus confrontés. Mais en même temps, la dette est devenue un sujet idéologique et politicien, ce qui n’a pas contribué à une véritable prise de conscience. Pour une partie de l’extrême gauche et de l’extrême droite, la question de la dette est illégitime, voire immorale. Elle n’est vue que comme une source d’enrichissement pour les banquiers et les rentiers. Le « whatever it takes » de Mario Draghi et le « quoi qu’il en coûte » français n’ont pas arrangé les choses dans l’opinion publique. Enfin, il ne faut pas oublier que le lien avec la dette s’est dématérialisé et qu’elle ne peut plus être souscrite directement par un citoyen : la dette est devenue un objet virtuel non identifié.

Dans quelques jours, l’agence de notation S & P va mettre à jour la note de la France. Une dégradation aurait-elle un impact dans l’opinion publique ?

Il y a eu un sursaut, un choc psychologique lors de la perte du triple A en 2012. Mais depuis, nous en avons connu d’autres et les discours politiques ont changé et les utilisent à des fins électorales. On a même entendu dire dans le passé récent que cette notation n’est pas importante, qu’on ne peut pas être dépendant de cela… Mais le contexte a un peu changé ces dernières semaines avec le passage de la barre des 3 000 milliards d’euros, qui a aussi été un choc psychologique. Les ratios parlent peu à l’opinion publique, alors que le chiffre de 3 000 milliards est vertigineux… Et il faut ajouter à cela l’approche des élections européennes. On sent tout de même actuellement un frémissement au sujet de la dette…

À l’Assemblée nationale, la nouvelle Commission d’enquête sur la dette a notamment pour vocation de faire de la pédagogie. Ce n’est pas la première fois qu’un rapport ou qu’une commission vise cela… Est-ce vraiment utile ?

Oui, bien sûr. Malheureusement, la pédagogie est un travail de longue haleine et il faut de la persévérance ! On a l’exemple du rapport Pébereau qui a eu une audience et une médiatisation très forte. Il faut poursuivre ces efforts pour parler de la dette aux Français, pour l’intégrer dans leur quotidien et la rendre plus concrète.


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