Il monte la pente à une allure surprenante pour un homme de sa carrure. Silhouette frêle, visage émacié, Leparsore Loingeru, 65 ans, connaît comme sa poche ces montagnes du nord du Kenya où il a vécu il y a une quarantaine d’années, lorsqu’il était « moran », c’est-à-dire guerrier samburu. Entre 15 et 30 ans, les hommes de cette ethnie effectuent une sorte de service militaire traditionnel. Un compagnonnage en brousse au cours duquel ils se retrouvent dans des grottes décorées qui fascinent aujourd’hui les archéologues.
Celle vers laquelle Leparsore Loingeru se dirige d’un pas alerte fut son refuge à partir de 1977, l’année de sa circoncision. C’est là qu’il est devenu adulte et guerrier. La cavité se situe sur les hauteurs du village de Ngurunit, dans le comté de Samburu, à 500 km au nord de Nairobi. Il y a laissé, sur une paroi rendue inaccessible à cause l’érosion, un dessin tracé avec une pointe de charbon de bois, presque effacé depuis par l’usure et l’eau.
Le motif représente « deux piquets verticaux et la ligne tendue au milieu, où on faisait pendre la viande de buffle », raconte le berger, qui a bivouaqué une vingtaine de jours dans cette grotte avec sa troupe en 1979 et voulait « montrer la façon dont on séchait la viande ». « Je ne me doutais pas que ces dessins allaient un jour passionner des étrangers, je dessinais juste pour tromper l’ennui », s’amuse le sexagénaire.
Des dessins comme le sien, les grottes des montagnes du comté de Samburu en comptent des dizaines, peut-être des centaines, peints par des générations de moran. Les plus anciens datent du milieu du XXe siècle et la pratique perdure. Une profusion qui a attiré l’attention d’un groupe d’archéologues suédois, qui s’apprêtent à en faire la documentation scientifique en répertoriant les témoignages du plus grand nombre de peintres possible.
Selon Peter Skoglund, professeur d’archéologie à l’université Linné, en Suède, les œuvres samburu « reflètent l’environnement des cent dernières années » : « Les peintures rupestres font partie de l’héritage de l’humanité. Elles ont cessé partout dans le monde, sauf chez les Samburu. Pouvoir écouter les artistes nous décrire ce qu’ils ont représenté est une expérience unique et fascinante. »
Grand banditisme
L’ethnie semi-nomade, organisée autour de l’élevage pastoral, s’est installée il y a cinq siècles dans ce qui est aujourd’hui le Kenya. Son art s’inspire du quotidien des jeunes guerriers : des animaux sauvages chassés dans la nature, du bétail, la hutte d’un voisin, une jeune fille à séduire… Des scènes banales de la vie de tous les jours, imprimées sur la roche à l’aide de pigment d’ocre, de chair animale ou de charbon.
Le comté de Samburu, grand comme Israël, attire habituellement les amateurs de safaris. Ses habitants sont parmi les plus pauvres du pays. Le taux de scolarisation y est faible, les adolescents abandonnant généralement les bancs de l’école pour garder les troupeaux ou devenir moran. Chargés de protéger leur communauté, les guerriers samburu mènent aussi des raids pour piller le bétail des communautés voisines. Une épreuve qui permet de repeupler les troupeaux, mais aussi d’éprouver leur virilité.
Mais la généralisation de ces pratiques et la prolifération des armes à feu ont peu à peu transformé le nord de la vallée du Rift en une zone de grand banditisme (74 morts depuis le début de l’année). Un niveau de criminalité qui a contraint le gouvernement à y déployer l’armée.
« Je menais une étude en 2012 quand je suis tombé nez à nez avec des peintures sur la cavité d’un rocher, le long d’une rivière, raconte Ebbe Westergren, l’archéologue suédois (retraité) à l’origine des recherches. Les Samburu n’y prêtaient pas attention, n’y accordaient pas d’importance, ce n’était rien de plus qu’un loisir pour eux. Mais pour moi, en tant qu’archéologue, ce fut une expérience formidable », confie-t-il, plein d’enthousiasme. Pour l’heure, il a répertorié 17 grottes et recueilli les témoignages de treize peintres.
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Reposant uniquement sur l’interprétation orale, ce travail de documentation des peintures laisse néanmoins planer une incertitude sur leur origine exacte.
Les prémices d’une dérive
Rencontrés un après-midi à l’ombre d’une caverne, cinq combattants samburu montrent fièrement deux de leurs œuvres : un dromadaire appartenant à l’un de leur voisin et une hutte traditionnelle accompagnée d’une chèvre. Le tout en exigeant rémunération pour leur effort d’interprétation. Le même jour, un ancien moran devenu guide touristique affirme que ces mêmes peintures sont les siennes et que l’une d’entre elles représente un buffle qu’il a lui-même tué dix ans auparavant. L’ocre rouge est éclatant et la peinture semble neuve. On apprend ultérieurement qu’il est venu « rafraîchir » son œuvre il y a quelques mois. Lui aussi demande une rétribution.
S’agit-il d’une simple erreur d’interprétation ou les prémices d’une dérive ? Sans authentification, la documentation des œuvres repose pour l’heure uniquement sur les témoignages de quelques peintres, qui n’ignorent pas l’intérêt académique et touristique qu’elles suscitent. « La venue d’étrangers peut altérer la tradition », reconnaît Ebbe Westergren, qui assure que des guides sont en formation.
Pour Emmanuel Ndiema, archéologue aux Musées nationaux du Kenya, à Nairobi, le risque d’œuvres apocryphes existe : « Je me souviens d’un terrain de fouilles effectué non loin de là, en territoire turkana [nord-ouest], où des enfants gravaient des motifs dans la pierre après nous avoir vu étudier un art rupestre qui datait de plus de 4 000 ans. » Selon lui, la tradition des moran produit bien ces œuvres murales, mais la prudence reste de mise : « La connaissance de l’art samburu est encore très limitée. »
Le Britannique David Coulson, célèbre chasseur d’art rupestre (il a été fait membre de l’ordre de l’Empire britannique par le roi Charles III), a découvert l’existence de ces peintures il y a seulement sept ans. Il réside pourtant à Nairobi et a sillonné le continent africain pendant quatre décennies.
Jusqu’à présent, souligne-t-il, les recherches au Kenya se sont davantage portées sur les peintures rupestres twa (pygmées) le long du lac Victoria, estimées à 4 000 ans, ou sur les gravures du lac Turkana, qui datent de plus de 5 000 ans. « Le style des peintures samburu ne fait pas forte impression à l’aune de ce qu’on connaît ailleurs au Kenya. Il s’agit plutôt d’un phénomène social développé lors des festins de viande traditionnels », estime-t-il, sceptique quant à leur valeur artistique.
Si cet art rupestre venait à se perdre, ce serait moins à cause du tourisme qui pousserait à la fabrication de faux qu’à une « nouvelle génération de guerriers qui s’éloignent de la tradition », pointe Leparsore Loingeru. Les jeunes moran passent aujourd’hui plus de temps à prendre leurs parures en photos avec leur téléphone qu’à décorer les grottes. L’urbanisation et la scolarisation progressives des Samburu risquent de les éloigner, craint l’ancien combattant, de leur destin de guerriers.