« Il faudrait nous laisser nous amuser plus tard ! »

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La nuit se réchauffe au Vista Bar, établissement sans chichi juché sur la colline de Bumbogo, un faubourg de Kigali. Derrière les fenêtres, les lumières de la capitale rwandaise forment un éblouissant tapis d’étoiles. Une bière à la main, quelques habitués se lèvent pour danser face au petit orchestre qui envoie de la musique populaire à la guitare électrique et au synthétiseur. Il est 22 heures en ce vendredi de mai. Le son monte, les corps se déhanchent, la fête peut commencer… mais pas pour longtemps. « Il va bientôt falloir baisser le volume et les gens ne seront pas contents. Mais nous n’avons pas le choix, sinon la police va venir », explique le patron, Sosthene Musonera.

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Voilà plusieurs années qu’à Kigali, les autorités mènent une lutte sans merci contre les nuisances sonores. Pour échapper aux sanctions, le tenancier s’est équipé d’un mesureur de décibels. Depuis septembre 2023, il doit se plier à une nouvelle règle : la fermeture de son bistrot à 1 heure du matin en semaine et 2 heures les vendredis et samedis. Un couvre-feu imposé par le gouvernement à tous les « services non essentiels », y compris, donc, les bars et les discothèques.

Avec cette mesure, le Vista a perdu la moitié de ses clients, estime Sosthene Musonera. Philosophe – ou résigné ? –, il choisit de ne pas s’en plaindre : « Avant, nous restions ouverts jusqu’au matin, mais certaines nuits il n’y avait presque personne. Au moins, maintenant, tout le monde vient au même moment. »

« Binge drinking »

Dans d’autres lieux emblématiques de la nuit kigaloise, les noceurs manquent cruellement à l’appel. Au People, longtemps considéré comme « le » club de la capitale, celui où l’on venait se défouler jusqu’à l’aube, la lumière des spots balaye un dancefloor sans danseur. Il est minuit passé. Quelques jeunes femmes perchées sur des plateformes regardent l’écran fixé au-dessus du bar, qui retransmet un match de la NBA. Le faste de l’établissement avait déjà été bien entamé par les années Covid, assorties à Kigali d’une longue succession de couvre-feux jusqu’en 2022. Après un bref retour à la normale, les dernières directives semblent avoir eu l’effet d’un couperet.

« La nuit à Kigali, c’est particulier, lâche un clubbeur qui ne souhaite pas donner son nom. On dit qu’on veut attirer tout le monde au Rwanda, mais en même temps c’est comme si on souhaitait que rien ne se passe. » La capitale, vitrine d’un pays en transformation, réputée pour ses trottoirs impeccables et sa circulation bien ordonnée, aurait-elle abdiqué le sens de la fête ?

Après l’annonce des nouveaux horaires de fermeture, le porte-parole de la police avait affirmé qu’il n’était pas question d’empêcher les gens de s’amuser, mais de réserver du temps pour que chacun puisse « se reposer » et être « productif ». Outre la réduction du bruit nocturne, la mesure vise à combattre la consommation excessive d’alcool, alors que les autorités s’inquiètent de voir une partie de la jeunesse s’adonner au « binge drinking ». « Il faut encourager les jeunes à mener une vie saine », défend-on au gouvernement.

Le sujet n’est pas pris à la légère, comme en témoignent les barrages policiers dressés au cœur de la nuit dans Kigali. Gare à celui qui a bu un verre avant de prendre le volant : un contrôle positif à l’alcootest, « c’est cinq jours au cachot sans téléphone, ça ôte l’envie de recommencer », raconte notre clubbeur, dont un ami est déjà passé par là.

« Tout est sous contrôle »

Une inflexibilité qui a permis de diminuer le nombre d’accidents. Et qui fait le bonheur d’une nouvelle corporation : celle des chauffeurs sans voiture. On les retrouve en grappes compactes devant l’entrée du Boho, un bar chic du quartier de Kimihurura. A peine a-t-on risqué un pied dehors qu’un groupe nous assaille. « Je vous ramène avec votre véhicule ? », propose l’un d’eux, sanglé dans son gilet estampillé « Driver ».

Malgré l’heure qui avance inexorablement, certains préfèrent parcourir les 200 mètres qui les séparent de la Noche, la nouvelle boîte à la mode. A l’intérieur, des flots d’amapiano électrisent une foule enfiévrée. Sur l’estrade, un jeune homme en bermuda imitation zèbre tournoie frénétiquement. Rien ne laisse présager que le coup de sifflet final doit être donné dans cinquante minutes. « On dit aux gens de venir plus tôt, mais c’est compliqué », soupire Bruce Intore, le maître des lieux. Sa discothèque a été inaugurée quatre mois avant l’instauration du couvre-feu. A l’époque, il faisait l’essentiel de son chiffre d’affaires entre 1 heure et 4 heures du matin.

Dans un Rwanda qui n’apprécie guère les voix critiques, un autre fêtard soucieux de préserver son anonymat déplore ces nuits corsetées : « Ici, tout est sous contrôle. Il faudrait nous laisser nous amuser plus tard, ce serait une soupape ! » Le trentenaire rentrera sagement chez lui à l’heure indiquée. Mais à bien y réfléchir, il n’y voit pas que des mauvais côtés : « Dans d’autres pays de la région, je pourrais faire la fête toute la nuit mais j’aurais peur de marcher dans les rues. Là, je serai à 2 h 30 dans mon lit, bien en sécurité. »

Sommaire de notre série « Nuits africaines »

De Casablanca à Kampala, en passant par Conakry, Abidjan ou Juba, à quoi ressemblent les villes africaines la nuit ? A l’heure où le soleil disparaît, les lieux se transforment et certains de leurs habitants revêtent un nouveau visage… dans la discrétion nocturne. Le Monde Afrique a choisi de veiller pour les raconter, du crépuscule jusqu’à l’aube.

Episode 4 Article réservé à nos abonnés A Conakry, grandeur et décadence du Bembeya Club

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