Même en 1936, année qui, face au fascisme, vit la victoire du Front populaire et la nomination de Léon Blum comme président du Conseil, l’antisémitisme n’a pas été un thème majeur de la campagne des élections législatives. C’est dire la gravité du moment actuel où, à quelques jours d’un scrutin qui risque de faire basculer la France à l’extrême droite, le débat, électrisé par le viol d’une adolescente juive à Courbevoie, dégénère en controverses sur ce sujet. Ce seul constat donne la mesure de la perte des repères d’un monde politique dont certaines parties n’ont aucun scrupule à instrumentaliser les préjugés qui, au XXe siècle, menèrent le monde à la catastrophe.
La première manifestation de ce grand égarement est le leadership, conforté depuis sa victoire aux élections européennes, du Rassemblement national (RN), héritier d’un parti, le Front national, cofondé par un ancien Waffen-SS et dirigé par Jean-Marie Le Pen, antisémite avéré et négateur des chambres à gaz. Aucune des manœuvres destinées à « dédiaboliser » le RN ne peut faire oublier les racines antisémites et les obsessions raciales d’une mouvance dont le nouveau prétendu philosémitisme n’est que le paravent de la haine envers les musulmans.
Un « Rassemblement » dont le programme a pour clé de voûte la « priorité nationale » qui met à mal le principe constitutionnel d’égalité. Que Jordan Bardella, qui en novembre 2023, avant de se rétracter, niait l’antisémitisme de Jean-Marie Le Pen, mette aujourd’hui en scène le retrait d’investiture à un candidat auteur d’un tweet douteux sur les chambres à gaz, montre les ambiguïtés du grand ménage revendiqué.
A ce ravalement de façade, la gauche devrait opposer son intransigeance historique, de l’affaire Dreyfus à Vichy, face à toute forme de racisme et d’antisémitisme. Au lieu de cela, Jean-Luc Mélenchon, lui-même abonné aux sous-entendus nauséabonds et renouant avec d’anciennes dérives de gauche, tente d’exploiter la colère liée au massacre des Palestiniens de Gaza pour conquérir des électeurs issus de l’immigration. Niant l’explosion des agressions antisémites et la peur de nombreux juifs, renvoyant ses contempteurs à une judéité supposée ou, par l’intermédiaire de certains élus, à une « gauche coloniale », il jette de l’huile sur le feu, essentialisant chaque Français musulman en victime palestinienne, chaque Français juif en suppôt de Benyamin Nétanyahou. Qu’attend-il pour retirer son investiture à des candidats qui traitent Raphaël Glucksmann de « sioniste » ou assimilent le Hamas à un mouvement de « résistance » ?
Cette stratégie du chaos est aussi assumée que mortelle pour la gauche, dont la façade d’unité, bâtie en un temps record depuis la dissolution décidée par Emmanuel Macron, se trouve lézardée de la pire façon. Elle profite au RN, comme en témoigne la terrible dérive de l’exemplaire chasseur de nazis qu’a été Serge Klarsfeld. Elle compromet l’antiracisme et la lutte contre l’antisémitisme comme ciment de la gauche et porte d’entrée pour des générations de jeunes vers son idéal d’égalité. Mais cette volonté de communautarisation est aussi funeste pour la société française qui, comptant les plus importantes populations juives et musulmanes d’Europe, risque d’être précipitée dans la violence par l’importation du conflit proche-oriental.
D’où qu’il vienne, de l’extrême droite comme de la gauche, l’antisémitisme est à la fois un révélateur de crise sociale et politique et une arme tragiquement destructrice. Quels qu’en soient les propagateurs, les alibis, c’est un poison à combattre sans trêve ni concession.