Professeur assistant au département d’économie de l’université californienne de Berkeley, après être passé par l’ENS Ulm et l’École d’économie de Paris, Antoine Levy est l’un des jeunes espoirs de l’économie française. Nous lui avons demandé d’évaluer, sans parti pris, les programmes des trois courants politiques favoris des élections législatives : le Rassemblement national (RN), le Nouveau Front populaire (NFP) et la majorité présidentielle. Voici son verdict.
Le Point : Comment analysez-vous les programmes économiques des trois principaux partis qui concourent aux élections législatives ?
Antoine Levy : Prenons d’abord le bloc central, celui que dirige Gabriel Attal. Son programme est assez limité, une liste de mesures technocratiques qui étaient, pour l’essentiel, déjà dans les tuyaux. Certaines, comme la suppression des droits de mutation à titre onéreux sur les achats immobiliers jusqu’à 250 000 euros, vont dans le bon sens : encourager la mobilité géographique et résidentielle. De nombreux économistes l’ont aussi recommandée pour relancer les transactions immobilières qui sont au point mort, même s’il faudra faire attention aux effets de seuil. Néanmoins, ce programme soulève des questions sur le plan budgétaire. Bien sûr, ça fait toujours plaisir aux gens quand on leur dit qu’on va baisser leurs impôts, mais la France est dans une période très critique en termes de dette publique et de déficit, et sous le coup d’une procédure européenne pour déficit excessif. Donc il faut choisir entre des hausses d’impôts et des baisses de dépenses publiques. Or la majorité ne présente aucune baisse de dépenses à part la continuation de la réforme de l’assurance-chômage. Elle manque de crédibilité parce qu’elle a laissé filer le déficit après la fin de la période exceptionnelle du Covid. Et, tant qu’elle ne présente pas, en parallèle de ses propositions, une trajectoire de réduction des dépenses, elle ne sera pas crédible.
Vient ensuite le bloc RN…
Le RN, c’est le bloc absurde. Pourquoi ? Parce que son programme économique n’en est pas un ! C’est une série de mesures incohérentes, conçues pour faire plaisir à des clientèles, et qu’on module ou annule au fur et à mesure que ces clientèles s’énervent. Il y a notamment l’idée de revenir à la retraite, selon les jours, entre 60 et 62 ans. Ce serait extrêmement cher : 3 à 4 points de produit intérieur brut (PIB) en plus par an par rapport aux 64 ans, pour un coût annuel de 70 à 80 milliards d’euros. Donc, sur ce point, le RN recule. Sa logique consiste à promettre des mesures pour glaner des voix ici et là. Ce n’est pas un programme qui a une vision de long terme pour l’économie du pays. Ce n’est pas non plus un programme de réduction des dépenses publiques. La principale piste de réduction des dépenses avancée par Jordan Bardella, c’est de lutter contre la fraude. Mais il évoque un potentiel de 15 milliards d’euros, alors que l’ordre de grandeur est certainement autour de 4 ou 5 milliards. Au-delà même du bouclage comptable, on ne voit pas la logique : le RN veut-il que l’économie française soit plus productive, moins productive, plus ou moins libérale ? Il ne le dit pas. D’ailleurs, sur son site Internet, on ne trouve aucun programme économique détaillé. Le protectionnisme pourrait être extrêmement coûteux pour les finances publiques et les consommateurs. Quant à la baisse de la TVA sur le carburant, non seulement elle serait très coûteuse pour les finances publiques, mais elle irait dans la mauvaise direction à l’heure où la transition énergétique est une priorité.
Quid des mesures économiques du NFP ?
Le programme du NFP, enfin, c’est le bloc délirant. Même si, d’un point de vue idéologique, on ne peut pas dénier qu’il est cohérent. Il est le fruit d’un corpus mis en place par des économistes et politistes de gauche, centré sur la question de la redistribution, et qui est poussé à l’extrême. Avec cette idée générale : les riches sont trop riches et il faut les faire payer. Dans le détail fiscal et budgétaire, c’est une sorte de calque du programme de La France insoumise de 2022.
En quoi le programme du NFP est-il « délirant » ?
Parce qu’il n’est absolument pas financé ! L’augmentation de 10 % du point d’indice de la fonction publique, c’est environ 25 milliards d’euros de dépense publique supplémentaire chaque année. La gratuité du transport et des cantines scolaires, ou l’augmentation du smic à 1 600 euros, c’est aussi très coûteux. Cette dernière mesure pourrait en plus entraîner une augmentation du chômage et elle nécessiterait de revoir des barèmes d’allègement de cotisations pour un impact, là encore, qui peut se chiffrer en dizaine de milliards d’euros. En face de ces dépenses, les projections de recettes sont très fantaisistes, car il est abusif de croire que l’on va pouvoir taxer uniquement les riches de plus de 100 milliards supplémentaires, et en plus elles ne bouclent pas. Le tout dans une période où le déficit budgétaire est déjà structurellement très élevé, et sans crise économique. Avec un tel programme, la France peut se retrouver rapidement avec un déficit à 7, 8 ou 9 % du PIB.
Quelles en seraient les conséquences ?
Il y aurait un lourd impact sur les taux d’intérêt, sur l’inflation et sur toute la zone euro. La France est déjà en procédure pour déficit excessif alors que son déficit est à 5 % du PIB. Si le NFP gagnait, on entrerait en terrain inconnu en termes budgétaires. Notre pays se retrouverait potentiellement dans une situation similaire à celle de la Grèce sous Alexis Tsipras avec pour seule alternative le renoncement au programme ou la sortie de la zone euro. Il y aurait des déficits massifs accompagnés d’une fuite des capitaux, qui entraînerait une hausse des taux, une baisse de l’euro et l’incapacité, in fine, pour l’État de payer les prestations et les salaires des fonctionnaires.
Julia Cagé, Thomas Piketty, Gabriel Zucman… Le projet économique du NFP a été cautionné par quelques économistes réputés, dont certains enseignent, comme vous, aux États-Unis. Comment peuvent-ils valider un programme « délirant » ?
Ce qu’il faut comprendre, c’est que les économistes qui soutiennent le programme du NFP le font avant tout pour sa direction idéologique : prendre plus aux riches. Ce sont des économistes partisans de la redistribution. Quel qu’en soit le prix, y compris si cela réduit le niveau de vie des plus pauvres ; sur ce point, je ne suis pas d’accord avec eux. Dans Le Triomphe de l’injustice (Seuil, 2020), Emmanuel Saez et Gabriel Zucman ont, par exemple, écrit noir sur blanc que les taxes sur les riches sont justifiées, même lorsqu’elles entraînent une diminution des recettes fiscales. Pour eux, taxer les riches est une question de principe, même si ça augmente les déficits, entraîne une limitation des dépenses publiques et donc des transferts aux plus modestes.
Finalement, lequel de ces trois programmes vous paraît le moins mauvais ?
Il y a une course à l’échalote électorale dans laquelle chacun essaye de grappiller des voix. Donc tout le monde propose des dépenses supplémentaires. Et, quand on propose des taxes, c’est toujours sur les riches ou les transactions financières, une sorte de pensée magique. Mais je pense tout de même qu’il faut faire la différence. Tandis que la trajectoire du NFP est celle d’une explosion du déficit, celle du gouvernement ne l’est pas. Une augmentation de 200 euros du revenu net du smic coûterait 400 à 500 euros en super-brut pour une entreprise.
Comment financer une telle augmentation du coût du travail ?
On n’a aucun exemple réussi d’une hausse de 10 à 15 % du salaire minimum dans un pays où il est déjà aussi haut. L’impact sur les défaillances d’entreprises et le chômage pourrait être très violent. En théorie, ce serait positif pour ceux qui conserveraient leur emploi, mais tout le monde ne le pourrait pas. S’agissant de la dette, on aurait, avec le NFP, une augmentation des taux d’intérêt qui entraînerait une augmentation des taux d’emprunt pour les crédits immobiliers ou à la consommation. Sur l’imposition des revenus des capitaux, leurs préconisations, complètement confiscatoires et anticonstitutionnelles, risqueraient de faire disparaître les entreprises familiales et les start-up. On parle de propositions qui pourraient ruiner le tissu économique français en quelques mois. D’ordinaire, je n’aime pas l’exagération rhétorique qui compare la France à la Grèce, mais Yanis Varoufakis et Alexis Tsipras sont arrivés au pouvoir avec un programme tout aussi excessif.