Lors de la 45ᵉ édition du Festival International du Film du Caire, qui s’est tenue du 13 au 22 novembre 2024, un panel intitulé « Histoires de cinéma palestinien et libanais : Identité et Survie » a rassemblé des artistes engagés pour explorer comment le cinéma devient une arme culturelle face à l’oppression et aux narratifs biaisés. Cet événement, organisé en solidarité avec les peuples palestinien et libanais, a permis de mettre en lumière les défis et les enjeux de ces cinémas, qui servent à la fois d’actes de résistance et de préservation culturelle.
Le modérateur, Mohamed Nabil, a introduit les quatre intervenants : May Odeh, productrice palestinienne, Dorra Zarrouk, actrice tunisienne récemment passée à la réalisation documentaire, Myriam El Hajj, réalisatrice libanaise, et Najwa Najjar, réalisatrice palestinienne. Ensemble, ils ont exploré la manière dont le cinéma peut préserver les récits et les identités tout en reflétant les réalités brutales de leurs régions respectives.
Le festival de cinéma comme espace d’expression et de résistance
Dès les premières minutes, les panélistes ont exprimé leur reconnaissance envers le Festival International du Film du Caire pour avoir maintenu cet espace de discussion. « Un festival annulé ne sert pas notre cause », a affirmé May Odeh. Cette remarque faisait écho aux annulations de festivals de cinéma survenues après le 7 octobre 2023, des décisions prises en solidarité avec la Palestine mais parfois jugées contre-productives. « Ces espaces nous permettent de rencontrer le public et la presse internationale, de faire entendre nos voix et de raconter nos histoires. »
Les panélistes ont unanimement souligné que le cinéma palestinien et libanais n’est pas simplement un art mais une arme culturelle. Face à des narratifs occidentaux biaisés et à des tentatives d’effacement, ces films deviennent des archives vivantes, porteuses de vérités souvent ignorées.
Myriam El Hajj : « Réapprendre à vivre »
Myriam El Hajj, dont le documentaire Carnets de Beyrouth (2022) explore les crises successives ayant marqué la vie des Libanais ces dernières années, y compris l’explosion du port de Beyrouth, a partagé une anecdote poignante survenue quelques heures avant le panel.
« Je viens juste d’appeler mon père pour prendre des nouvelles. Il m’a dit : ‘La maison tremble à cause des bombardements israéliens.’ Mais ensuite, il a ajouté : ‘Ta mère est dans la cuisine, elle fait un gâteau.’ ».
Cette phrase, à la fois tragique et quotidienne, l’a profondément bouleversée. « À l’étranger, on appelle cela de la résilience, mais je ne suis pas d’accord avec ce terme. Dire que les Libanais sont résilients revient presque à justifier qu’ils continuent de subir autant de violences. En réalité, ce n’est pas de la résilience. Ma mère fait un gâteau pour se donner une illusion de normalité, pour essayer de vivre alors qu’elle n’a pas d’autre choix. Ce n’est pas un signe de force; c’est une réponse humaine et désespérée à une situation insupportable. »
Myriam a ajouté que son documentaire, bien qu’applaudi dans des festivals, est désormais dépassé par la gravité de l’actualité. « Ce film, tourné en 2022, n’a plus la même résonance aujourd’hui, en 2024. Entre-temps, la situation au Liban a empiré au point de rendre obsolète toute tentative de raconter nos vies dans leur totalité. Ce qui se passe maintenant dépasse tout ce que j’aurais pu imaginer. »
May Odeh : « Le cinéma comme acte de préservation »
L’une des idées centrales du panel portait sur le rôle du cinéma comme outil de résistance culturelle et de construction d’un narratif authentique. May Odeh, productrice du long métrage 200 mètres, dont un extrait a été projeté, a déclaré :
« Le cinéma est notre seule arme pour contrer les récits biaisés des médias occidentaux. Le colon ne se contente pas de voler notre terre, il modifie aussi notre histoire, nos frontières, notre narratif. Nos films deviennent alors des documents qui préservent notre mémoire. »
Elle a dénoncé le financement de certains films par des lobbies sionistes qui déforment l’histoire palestinienne, tout en soulignant que les cinéastes palestiniens créent des récits authentiques. « Chaque film que nous faisons est une archive vivante qui résiste à l’effacement de nos frontières, de notre peuple, de notre identité. »
« Quand on nous empêche de parler, c’est comme si on nous empêchait d’exister. Les cinéastes palestiniens et libanais ne racontent pas des histoires abstraites. Nous racontons nos vies, nos pertes, nos victoires, petites ou grandes. Nos films sont des documents historiques. Chaque minute de silence imposé est une minute volée à l’Histoire. »
Elle a également dénoncé ce qu’elle considère comme l’hypocrisie des valeurs humanistes promues par l’Occident : « Les droits de l’homme, la démocratie… tout cela, c’est pour eux seulement. Nous, Palestiniens, sommes confrontés à des droits à géométrie variable. Ils veulent nous soumettre, mais à travers le cinéma, nous écrivons notre histoire, avec nos mots, nos images. »
Dorra Zarrouk : Humaniser la Palestine par le cinéma
Dorra Zarrouk, actrice tunisienne, a réalisé un documentaire poignant sur une famille palestinienne réfugiée en Égypte. « J’ai grandi avec la cause palestinienne », a-t-elle expliqué. « Mon objectif était de montrer que les Palestiniens sont humains, qu’ils ont des rêves, des ambitions, qu’ils existent. »
Elle a évoqué les défis auxquels ces familles font face, rappelant l’universalité de leur expérience. « Quand j’ai entendu un Occidental dire que la Palestine n’existe pas, j’ai su que ce film devait exister, pour affirmer leur présence, leur humanité. »
Interrogée sur les risques que ce projet pourrait poser à sa carrière, Dorra a répondu avec sérénité : « Si cela me coûte des rôles, tant pis. Mais ce film m’a enrichie humainement. C’est cela qui compte. »
Najwa Najjar : « Lutter contre les stéréotypes »
Najwa Najjar, réalisatrice palestinienne, a évoqué son film Eyes of the Thief, dont un extrait a été projeté. « C’était une coproduction internationale, mais je suis restée fidèle à mon récit. Mes partenaires ne sont pas intervenus dans mon travail. J’ai choisi de raconter une histoire vraie, celle d’un jeune homme de 24 ans qui a tiré sur 15 soldats israéliens pendant la deuxième Intifada. Il n’a pas tiré sur des civils, mais uniquement sur des soldats. Il n’était affilié à aucun mouvement politique, il n’était ni Hamas ni Fatah, il défendait simplement sa famille et son peuple. »
Najwa Najjar a dénoncé la facilité avec laquelle l’Occident produit des films dépeignant les Palestiniens comme des terroristes. « Nous refusons de raconter leurs histoires. Notre cinéma doit refléter notre réalité, pas leurs stéréotypes. »
Elle a également souligné l’importance des stars Khaled Abol Naga et Souad Massi, qui ont participé à son film. « Khaled est la première superstar arabe à avoir tourné dans les territoires occupés, et Souad a apporté une sensibilité unique. Ces collaborations ont renforcé le message du film. »
Najwa Najjar a mis en lumière les difficultés rencontrées après la réalisation du film : « Trouver des financements est une chose, mais la distribution est un cauchemar. Nos films sont marginalisés, même lorsqu’ils sont sélectionnés dans des festivals internationaux. »
Najwa a également partagé une anecdote poignante sur les Oscars : « Lorsque la guerre à Gaza a éclaté, un membre de l’Académie des Oscars m’a demandé de résilier mon adhésion. Je lui ai répondu : ‘Qui sommes-nous pour vous ? Lorsque l’Ukraine a été touchée, vous avez réagi immédiatement. Pourquoi rien pour nous ? Pourquoi nos films sont-ils ignorés, et pourquoi sommes-nous traités ainsi dans vos instances ?’ »
De nouveaux chemins pour la distribution
La productrice May Odeh a souligné l’importance de trouver des alternatives face à la censure implicite, au refus croissant de financements internationaux et aux difficultés de distribuer les films palestiniens. Elle a présenté la plateforme de l’Institut du Film Palestinien, qui diffuse des films palestiniens gratuitement chaque semaine depuis 2020. « Par ailleurs, depuis le 7 octobre, nous avons regroupé des films retraçant l’histoire palestinienne depuis les années 1970. Chaque semaine, nous enregistrons environ 25 000 vues, ce qui prouve que les peuples veulent entendre nos récits. »
Cependant, certains intervenants considèrent ces chiffres insuffisants. « Nous devons toucher un public plus large pour briser le silence qui entoure notre lutte », a déclaré Najwa Najjar.
Une union arabe nécessaire
Pour conclure, les intervenants ont unanimement appelé à une solidarité régionale plus forte afin de réduire la dépendance aux financements occidentaux et de promouvoir des productions cinématographiques authentiques. « Nous devons raconter nos histoires, et nous devons le faire nous-mêmes et avec intégrité », a résumé May Odeh.
Ce panel a mis en lumière l’importance de préserver ces récits par le cinéma, un outil qui, dans ce contexte, ne se contente pas de raconter des histoires, mais devient une arme essentielle dans une bataille culturelle et existentielle. « Tant que nous aurons une caméra, notre voix ne sera jamais réduite au silence. »