Hier soir, l’Opéra de la Cité de la Culture a accueilli la cérémonie d’ouverture de la 35ème édition des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC). Un événement qui, comme chaque année, a réuni des figures emblématiques du cinéma tunisien et de nombreux artistes venus de plusieurs pays du monde.
Parmi les invités prestigieux, on notait la présence de l’actrice libanaise Diamand Abou Abboud, héroïne du film Arzé, du réalisateur égyptien Khaled Mansour, venu présenter son film Seeking Haven for Mr Rambo, ou encore de l’acteur palestinien Mahmoud Bakri, acteur du film To a Land Unknown de Mahdi Fleifel, ou du réalisateur palestinien Rashid Masharawi, venu notamment présenter son film Ground zéro, tourné à Gaza par des cinéastes gazaouis. Tous ces films sont programmés aux JCC. Les équipes de films tunisiens étaient également au rendez-vous, notamment celles de Le Pont de Walid Mattar et Aïcha de Mehdi Barsaoui. La réalisatrice Salma Baccar, membre du jury de la compétition longs métrages de fiction, était également présente ; son dernier film Ennafoura/La Maison Dorée sera présenté en séance spéciale.
Une édition sous le signe de la mémoire et de la solidarité
L’édition 2023 des JCC n’avait pas eu lieu, annulée en signe de solidarité avec le peuple palestinien, victime d’un massacre sanglant qui se poursuit encore. Pourtant, nombreux furent ceux qui contestèrent cette décision, estimant qu’il aurait été plus juste de maintenir le festival tout en le dédiant au cinéma palestinien. Des cinéastes palestiniens eux-mêmes avaient exprimé leur désir d’avoir une tribune pour porter leurs voix et raconter leurs récits. Annuler le festival, c’était, selon eux, étouffer leurs histoires à un moment où elles méritaient d’être criées. D’autres festivals, comme celui d’El Gouna, avaient choisi cette voie, illustrant une solidarité active et constructive.
Cette année, un autre défi a marqué les préparatifs : le décès, jeudi dernier, du grand acteur Fethi Heddaoui. Adulé par les Tunisiens, il a laissé un vide immense dans le cœur de ses admirateurs et de ses pairs. Certaines voix se sont alors élevées pour demander l’annulation ou le report de cette édition, mais cela était matériellement impossible. Un festival comme les JCC est une immense machine mobilisant des centaines de personnes et générant une activité économique vitale pour de très nombreux corps de métier, or ils en avaient déjà été privés l’an passé, il était hors de question de refaire la même chose cette année. Par ailleurs, les invités étrangers étaient déjà arrivés à Tunis, et reprogrammer un tel événement en quelques jours relevait de l’impossible.
De plus, comme l’ont affirmé plusieurs proches de Fethi Heddaoui, ce dernier connaissait très bien l’importance de ce festival, aussi bien pour les professionnels du cinéma que pour les cinéphiles, qui attendent tous cet évènement avec impatience, qu’il aurait souhaité que les JCC se tiennent, avec un hommage en son honneur. C’est précisément ce qui a été fait, dans la lignée de l’adage bien connu : the show must go on. À titre d’exemple, Hussein Fahmy, président du Festival International du Film du Caire, avait maintenu l’édition de son festival malgré le décès de son propre frère, l’acteur Mustafa Fahmy, quelques jours avant l’ouverture. De même, en 2016, Mme Magda Wassef, alors présidente du Festival du Caire avait également maintenu le festival, tout en honorant l’acteur Mahmoud Abdelaziz, décédé quatre jours avant son ouverture.
Une cérémonie sobre et émouvante
La cérémonie a débuté par un hommage au grand Fethi Heddaoui. Bien que préparé en un temps record, ce moment empreint d’émotion a rappelé l’importance de célébrer les artistes qui marquent notre histoire culturelle. Je suppose que d’autres hommages seront sans doute rendus durant cette édition, à la hauteur de l’immense contribution de Fethi Heddaoui.
L’hommage à Khemais Khayati
Un vibrant hommage a également été rendu à feu Khémais Khayati, critique de cinéma de renom et ancien rédacteur en chef du Bulletin Quotidien des JCC, disparu en 2024. Ce grand nom du cinéma a laissé un vide immense dans le paysage cinématographique tunisien. Qu’il repose en paix.
L’hommage à Aïcha Ben Ahmed
Parmi les personnalités honorées, Aïcha Ben Ahmed a marqué la scène. Vêtue d’une robe noire, elle a tenu à exprimer son émotion en dédiant cet hommage à la mémoire de Fethi Heddaoui. Elle a déclaré :
« Je suis fière de recevoir cet hommage, mais je suis aussi en deuil. Fethi Heddaoui laisse un vide immense. S’il était là, il aurait été fier de moi, comme il l’a toujours été. Il a été l’un des premiers à me soutenir et à me conseiller. Je dédie cet hommage à son âme. »
Les pays invités d’honneur cette 35ème édition :
Le Sénégal et la Jordanie, ont été célébrés à travers une vidéo mettant en lumière leurs films qui seront projetés durant le festival.
- Le cinéma sénégalais : un pilier de l’Afrique
Le Sénégal a marqué l’histoire du cinéma africain dès les débuts des JCC. En 1966, La Noire de… d’Ousmane Sembène, premier long-métrage de fiction d’Afrique subsaharienne, remportait le tout premier Tanit d’Or. Ce film, à la fois politique et profondément humain, retraçait les souffrances du colonialisme et ouvrait la voie à un cinéma engagé.
Depuis, le cinéma sénégalais s’est affirmé comme un acteur majeur du 7e art africain. Des réalisateurs comme Djibril Diop Mambéty (Touki Bouki, Hyènes) ou plus récemment Alain Gomis (Félicité, Ours d’Argent à Berlin en 2017) et Mati Diop (Atlantique, Grand Prix à Cannes en 2019) ont confirmé cette richesse créative. Leurs films, mêlant poésie, critique sociale et traditions locales, continuent de résonner sur la scène internationale.
- Le cinéma jordanien : une voix émergente
Le cinéma jordanien s’impose avec des œuvres puissantes comme Theeb (2014) de Naji Abu Nowar, une aventure poignante dans le désert, nommée aux Oscars, ou encore Inshallah a Boy (2023) de Amjad Al-Rasheed, qui explore les luttes d’une veuve pour ses droits dans une société patriarcale. Sélectionné cette année aux JCC et primé à Cannes en 2023, ce dernier film illustre la montée en puissance d’un cinéma jordanien à la fois profondément local et universel.
L’engagement pour la Palestine
Le festival a également honoré la Palestine, d’abord à travers la prestation de la chanteuse palestinienne Dana Salah, qui a interprété deux chansons, et ensuite à travers Hany Abu-Assad, président du jury des longs métrages de fiction. Réalisateur emblématique, il a porté la voix palestinienne à l’échelle internationale, par des films qui ont traversé les frontières et récoltés des prix importants, comme par exemple ses films Omar (2013) et Paradise Now (2005), tous deux nommés à l’Oscar du Meilleur film en langue étrangère, illustrant le rôle du cinéma comme outil de résistance et d’expression.
Un moment particulièrement marquant de la soirée a été la projection, en clôture de la cérémonie, d’un court-métrage, Upshot (2024), d’une durée de 34 minutes, réalisé par Maha Hajj, avec Mohammad Bakri et Areen Omari dans les rôles principaux. Ce film, d’une intensité rare, raconte l’histoire d’un couple de Palestiniens vivant isolés dans leur plantation à Gaza. Leur quotidien, rythmé par les souvenirs et l’amour qu’ils portent à leurs enfants vivant loin d’eux, est empreint d’une douce mélancolie. À chaque repas, les parents se racontent les coups de fils de leurs enfants, évoquant avec tendresse leurs vies, leurs carrières, leurs mariages, leurs enfants, leurs vacances…Ils en arrivent même parfois à se faire des reproches sur la facon dont ils se comportent avec les uns et les autres.
Un jour, un journaliste se présentant comme un ancien camarade d’école de leur fils aîné, Khaled, frappe chez eux pour les interviewer à propos d’un drame qui aurait marqué leur vie. C’est à ce moment précis que le film prend une tournure inattendue, dévoilant des éléments bouleversants qui transforment entièrement la compréhension du récit. Ce basculement narratif, maîtrisé avec une subtilité remarquable, invite le spectateur à reconsidérer tout ce qu’il a perçu jusque-là.
Ce court-métrage poignant illustre avec une sobriété saisissante la résilience humaine face à une tragédie indicible. Sobre mais terriblement puissant, ce film a profondément ému le public présent. La justesse du jeu des acteurs, la délicatesse de la mise en scène et la portée universelle de son message ont résonné dans chaque spectateur. Une œuvre à la fois déchirante et inoubliable, qui restera gravée dans les mémoires comme l’un des moments forts de cette édition.
Une ouverture sobre et symbolique
La présentation des films en compétition et des jurys a suivi, accompagnée d’un décor épuré mettant en valeur la calligraphie colorée de l’affiche officielle. Cette sobriété, combinée à des moments d’émotion et d’engagement, a marqué cette cérémonie d’ouverture pour cette édition des JCC, rappelant encore une fois que malgré les épreuves, the show must go on.
Neïla Driss