Kamel Daoud : « Nous avons mal soldé la décennie noire »

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Depuis la sortie, en août, de son roman Houris, Kamel Daoud est très sollicité. Dans ce petit bistrot du 18e arrondissement où l’on s’attable pour l’entretien, il touche à peine à son poisson. Trop anxieux à l’idée de rater son train pour Bordeaux, où l’attend une énième vente-dédicace. Depuis l’été, l’écrivain algérien naturalisé français enchaîne les rencontres. Bordeaux, Nancy, Brest, Nice, Marseille, Paris… un vrai tour de France des librairies avant une tournée internationale. Houris fait partie de la première liste de livres sélectionnés pour le prix Goncourt 2024.

Installé en France, l’écrivain et journaliste peut enfin raconter cette histoire qui le hante depuis vingt-cinq ans. Dans les nuits du 30 décembre 1997 et du 3 janvier 1998, des groupes islamiques armés investissent Had Chekala, Ammi Moussa ou encore Ramka, des hameaux isolés de la région de Relizane, pour y massacrer femmes, hommes, enfants, bébés et bêtes. Bilan de ce pogrom ? Plus de 1 200 morts. Vingt-cinq ans plus tard, rares sont les Algériens qui se souviennent de ces deux tueries. Certains n’en ont d’ailleurs jamais entendu parler. La politique de réconciliation nationale décrétée par le président Abdelaziz Bouteflika en 1999 impose silence, oubli et amnésie. Une loi de 2005 interdit même d’évoquer cette tragédie sous peine de poursuites judiciaires – loi qui explique sans doute le refus de l’Algérie d’accueillir les éditions Gallimard au Salon du livre d’Alger.


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Au cœur du roman, il y a ces massacres de Had Chekala et cette décennie noire que l’écrivain a choisi d’évoquer à travers Aube, l’héroïne, qui a perdu ses parents, sa sœur, ses proches et sa voix dans cette orgie de sang. Cette nuit-là, alors qu’elle n’avait que 5 ans, un terroriste lui a tranché la gorge, sectionnant ses cordes vocales avant de la laisser pour morte. Elle a survécu, avec un « sourire » de vingt centimètres sous le menton. Revenue des morts, Aube renaît à Oran, y tient un salon de coiffure, raconte le passé et le présent. Le passé, ce sont ces tueries qui ont ensanglanté l’Algérie. Le présent, c’est cet enfant qu’elle porte dans son ventre, à qui elle raconte son histoire, l’amnésie qui entoure cette guerre et l’injustice faite aux victimes, qui doivent vivre avec leurs bourreaux.

Jeune Afrique : Vous êtes journaliste au Quotidien d’Oran, en 1997, quand vous partez couvrir ces massacres de Had Chekala, qui ont fait plus de 1 000 morts. Comment avez-vous vécu ces tueries de masse ?

Kamel Daoud : De permanence ce soir-là, j’apprends par un appel que des massacres ont eu lieu dans la région de Relizane. L’informateur affirme que des centaines de personnes ont été tuées dans ces localités que je connais bien, puisque ma mère en est originaire. Le lendemain, je me rends sur les lieux, où il n’y a ni policier, ni gendarme, ni militaire. À Had Chekala, tout est gris, boueux, sale, sanglant. Partout, un silence sidérant. Et l’hébétude. Les gens errent comme des zombies. Sur les sentiers où le sang se mélange à la boue, il y a de la vaisselle, des couvertures, des tapis laissés par les rescapés qui ont fui les tueurs. Partout, des cadavres et des membres découpés. Ils n’ont pas seulement tué, ils ont aussi dépecé leurs victimes. Je me souviens d’un homme qui m’a agrippé le bras en me disant : « Ils ont pris mes filles, ils ont pris mes filles. » Des dizaines de jeunes filles ont été kidnappées, violées et massacrées.

Comment retranscrire dans un article toutes ces horreurs ?


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Sur les lieux, c’est d’abord la sidération. Le cerveau décroche, s’arrête de fonctionner à la vue des centaines de cadavres, dont certains horriblement mutilés. Ensuite, vient la question du nombre de victimes au moment de raconter l’histoire. Le nombre de morts est une question politique. À l’époque, les autorités ont avancé le chiffre de 147 morts alors que les gens évoquaient plus de 1 200 morts. Ce chiffre écrase tout le reste du récit. Vous imaginez 1 200 morts en deux nuits de massacre !

Pour le besoin de ce roman, vous repartez à Had Chekala en juin 2023. Que reste-t-il de ces lieux, de ces vies et de ces tragédies vingt-cinq ans après ?