Publié le 10 octobre 2024
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On l’appelle le père du cinéma africain. L’écrivain et réalisateur sénégalais Ousmane Sembène, disparu en 2007 à l’âge de 84 ans, laisse une œuvre majeure, constitutive du patrimoine cinématographique subsaharien. C’est avec La Noire de…, premier film (1966) réalisé par un cinéaste d’Afrique subsaharienne, qu’il ouvre la voie à son compatriote Djibril Diop Mambéty et au Malien Souleymane Cissé.
La sortie de ce long-métrage (il ne dure qu’une heure) est doublement symbolique : elle met fin au décret de 1934, qui interdisait de filmer en Afrique occidentale française (AOF) sans autorisation et elle marque le début des festivals sur le continent, en particulier celui des Arts nègres, à Dakar, et celui de Carthage, où La Noire de… reçoit le Tanit d’or. Un héritage préservé grâce au travail d’Alain Sembène, fils du cinéaste, sans qui la restauration d’une dizaine d’œuvres n’aurait jamais pu se faire.
« Quand mon père est décédé, il y a dix-sept ans, j’ai eu une peur panique que ses œuvres disparaissent. Je me suis donc attelé à leur conservation et à leur numérisation, en passant par la fondation de Martin Scorsese et par la cinémathèque de Bologne, en Italie. Les populations africaines sont jeunes et ne connaissent pas leur histoire. La mémoire se perd. Maintenant, ces œuvres sont là pour toujours », explique cet homme opiniâtre, qui a dû négocier avec l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) pour récupérer l’ensemble des négatifs qui se trouvaient en France.
L’eldorado européen
Adapté d’une nouvelle de l’écrivain tirée du recueil Voltaïque, elle-même inspirée d’un fait divers tragique, La Noire de… est, après le court-métrage Borom Sarret (1963), le deuxième film d’Ousmane Sembène restauré en version 4K et qui sort de nouveau en salles. Dans ce huis clos psychologique, Diouana, une jeune nourrice sénégalaise qui rêve de découvrir la France, rejoint ses patrons pour garder leurs enfants dans leur appartement d’Antibes, sur la Côte d’Azur. Finalement condamnée à rester à domicile pour effectuer des tâches domestiques ingrates, elle sombre dans la dépression.
« Aujourd’hui, en Afrique de l’Ouest, on voit des jeunes qui veulent encore aller en Europe et qui meurent en mer ou dans le désert. C’est comme si mon père avait anticipé ce mythe de l’eldorado européen », souligne Alain Sembène. Relations entre ex-colons et ex-colonisés, exploitation, esclavage moderne, déracinement, exil, santé mentale… Ce film s’empare de bien des sujets que d’aucuns n’auraient osé aborder dans le Sénégal postindépendance.
« Pour mon père, le cinéma était un outil, nettement plus accessible que la littérature, pour faire passer des messages et éduquer les masses. Dans ce film, il s’attaque à des tabous en Afrique, comme le suicide. Et, en même temps, il adopte une approche très critique de la société et de la Françafrique, témoigne Alain Sembène. Il n’a reçu [à l’époque] aucun soutien de la part du Sénégal, car les autorités locales jugeaient que le film était simpliste, qu’il présentait une vision réductrice du pays. »
Portrait d’un Sénégal corrompu
Communiste (il avait fait ses classes à Moscou) et militant syndicaliste, le très politisé Ousmane Sembène dresse en creux le portrait d’un pays qui, six ans à peine après son accession à l’indépendance, est en proie à la corruption. Tourné entre le Sénégal et la France, le film fourmille de scènes qui en témoignent. Comme celle où les invités du couple blanc avouent se sentir tranquilles tant que Senghor est à la tête du Sénégal, ou encore celle où Diouana croise deux députés sénégalais, symboles d’une bureaucratie corrompue, qui sortent de l’Assemblée nationale. « Mon père a tout de suite perçu la relation malsaine qui naissait entre le Sénégal et la France. Il a toujours ressenti une sorte de tension intérieure, comme une urgence à raconter les choses », confie Alain Sembène.
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La Noire de... est, aussi, un portrait de femme. Bien que naïve, Diouana rêve d’émancipation et refuse de se soumettre aux ordres du couple qui l’emploie. Et encore moins au comportement à l’intersection du racisme et du sexisme de l’un des convives de ses employeurs, qui l’embrasse sans son consentement. « Je n’ai jamais embrassé une négresse », lance-t-il, hilare.
« Le titre du film est explicite. Diouana n’est pas considérée comme une personne. C’est un objet qui ne s’appartient pas. » Songe-t-elle à retrouver sa dignité humaine dans la mort ? Féministe, intersectionnel, décolonial… Autant de termes qu’on utiliserait volontiers, aujourd’hui, pour qualifier ce film décidément très en avance sur son temps.
La Noire de… d’Ousmane Sembène, en salles en France le 9 octobre 2024.