Comme la plupart des grandes institutions internationales que nous connaissons, la Ligue des États arabes est née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans le but de construire un avenir où la paix serait durable, mais aussi d’affirmer l’existence – et l’unité – d’une « nation » arabe. Mis en place à l’initiative des dirigeants égyptiens, acté par la conférence d’Alexandrie de septembre 1944, le processus aboutit assez logiquement à ce que la nouvelle organisation installe son siège dans la capitale égyptienne.
« Soulignant l’unité de la culture arabe parmi des pays à majorité musulmane, le pacte de la Ligue des États arabes fut signé au Caire le 22 mars 1945, par les représentants des ‘États arabes indépendants’ […] Le siège de la Ligue fut établi au Caire. Tout État arabe indépendant et accédant à l’indépendance pouvait en devenir membre. Le problème de la décolonisation était posé », complètent les historiens Dominique Chevallier et André Miquel dans Les Arabes, du message à l’histoire.
Le Protocole d’Alexandrie est suivi de deux autres textes constitutifs : le Pacte de la Ligue des États arabes du 12 mars 1945, puis le Traité de défense commune et de coopération économique de juin 1950. Mais, dès le 25 septembre 1944, alors que le projet de la création de la Ligue prend forme, le Premier ministre égyptien Nahas Pacha déclare au monde encore en guerre que « l’union arabe ne peut se réaliser tant que la Tunisie et le Maroc resteront à l’écart. Nous devons faire l’impossible pour que ces deux pays soient représentés au Congrès. » Maghreb et Machrek unis, donc.
Une seule unité supranationale
La Ligue ouvre grand ses portes à tout pays de culture et de tradition arabe ayant fraîchement acquis son indépendance. Ce seront d’abord les nations sous domination britannique, plus tard les pays d’Afrique du Nord colonisés par les Français. Il faut aussi préciser qu’à l’époque, l’idée unificatrice de la nation arabe en une seule unité supranationale ne s’incarne pas uniquement dans le projet de Ligue discuté en Égypte. Elle subit la concurrence d’autres expérimentations diplomatiques. La Syrie, d’abord, berceau de la protestation arabe contre la présence ottomane durant la Première Guerre mondiale, souhaite toujours être la locomotive du panarabisme. Ensuite, il y a l’alliance irako-jordanienne autour de la légitimité des Hachémites, qui se voient comme les leaders naturels du monde arabo-musulman.
L’arrivée au pouvoir du raïs égyptien Gamal Abdel Nasser, en 1956, permettra d’imposer la prééminence de la Ligue arabe. Les idées de Nasser acquièrent vite un ascendant notoire sur la pensée arabe et sur le fonctionnement de l’organisation, d’autant que celle-ci siège au Caire, fief du nassérisme. Les militants et responsables politiques du Maroc, de la Tunisie, de l’Algérie et de la Libye, eux, n’ont pas encore arraché leur indépendance. Mais ils ont depuis longtemps les yeux tournés vers la nouvelle institution panarabe. En témoigne cette semaine du 15 au 22 février 1947, durant laquelle se tient au Caire le Congrès du Maghreb arabe. Les « Arabes d’Orient » y apportent leur indéfectible soutien à leurs lointains cousins de l’Occident musulman. En réponse, le sultan sidi Mohammed ben Youssef – le futur Mohammed V – prononce à Tanger un discours qui fait l’éloge de la Ligue et voit dans ses instances un avenir certain pour le Maroc.
Le secrétaire de la Ligue arabe, Abderrahmane Azzam, saluera chaleureusement le souverain alaouite dans un télégraphe l’assurant du soutien de l’organisation. « Le Maroc et la Tunisie n’ont adhéré que tardivement à la Ligue arabe. Et pourtant c’est l’allusion faite par Mohammed V à cette ligue, dès 1947, qui conféra au fameux discours de Tanger sa portée dramatique », confie l’arabisant Jacques Berque dans son essai Les Arabes.
« Groupe de pression de poids »
Un an plus tard, sous l’égide de la Ligue, la création du Bureau du Maghreb, lui aussi basé au Caire, est actée. Son président : Abdelkrim, l’incontestable chef de file de la guerre du Rif, qui, lors d’une escale en Égypte, s’était fait la belle en trompant l’attention de ses sentinelles françaises. Par la suite, la Ligue appelle instamment à la décolonisation des pays du Maghreb. Pour ce faire, elle se tourne prestement vers une autre institution, l’ONU, pour y plaider la cause maghrébine.
« La Ligue arabe se fit la porte-parole des protestataires devant l’assemblée générale de l’ONU. Politique d’abstention de la France qui, par la bouche de Maurice Schumann, s’abstient d’assister aux délibérations de l’assemblée générale », résume l’historien Charles-André Julien dans Le Maroc face aux impérialismes, 1415-1956.
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Dans un communiqué du 9 septembre 1954, le comité politique de la Ligue arabe déclare qu’il « a décidé de soutenir les causes marocaine, algérienne et tunisienne par tous les moyens, dans toutes les organisations et auprès de tous les États ». On ne peut pas être plus clair. Le bureau arabe du Caire devient, dirait-on de nos jours, un groupe de pression de poids, qui travaille main dans la main avec la Ligue arabe.
En septembre 1953, le Bureau du Maghreb demande à la Ligue de porter l’accusation de génocide contre la France. La proposition est avancée par l’ancien ministre de la Justice tunisien, Salah ben Youssef. La même année, la Libye est la première à adhérer à la Ligue arabe. Viendront ensuite, au rythme des indépendances, le Maroc et la Tunisie en 1958. Le leader tunisien Habib Bourguiba – qui voit dans l’Union française proposée par le général de Gaulle, lors de son discours de Brazzaville, un danger pour les pays du Maghreb – est alors un fervent partisan de l’adhésion de son pays et de tout le Maghreb à la communauté arabe représentée par la Ligue. L’Algérie, étant la dernière à s’émanciper, sera, en toute logique, le dernier État du Maghreb à la rejoindre.
Maghreb ou Palestine : deux poids, deux mesures ?
Il ne faudrait cependant pas laisser penser que la constitution de la Ligue s’est faite en toute simplicité. Tout au long du processus d’adhésion, désaccords et difficultés ont tout compliqué. Il y a eu, d’abord, les inimitiés intra-arabes ou les problèmes de frontières hérités de la décolonisation. Ainsi, « les pays du groupe de Casablanca, la Ligue arabe et les pays communistes [soutenaient] la thèse marocaine et [firent] repousser à décembre 1960 l’admission de la Mauritanie à l’ONU, le veto soviétique étant incontournable », rappelle l’historienne Geneviève Désiré-Vuillemin. Autre pierre d’achoppement, et de taille : la question palestinienne. En 1948, la création de l’État d’Israël est un camouflet retentissant pour le nouvel organisme censé réunifier les Arabes, qui se révèle incapable de prévenir l’émergence d’un État non-arabe au cœur de la Oumma.
La question n’est pas sans lien avec celle de l’adhésion des pays du Maghreb à la Ligue arabe. À la même époque, le ministre tunisien des affaires étrangères Mongi Slim a proposé un mémorandum demandant l’admission des trois pays du Maghreb au Conseil sous la forme d’une entité politique unique. Entité dont il demande que lui soit accordé le même statut que celui octroyé à la Palestine. Cela revient indirectement à considérer cette dernière comme un État arabe, ce qui n’a rien d’évident dans le contexte géopolitique de l’époque.
La constitution d’un Fonds des nations arabes destiné à sauver les terres de Palestine contribue elle aussi à renforcer, en Afrique du Nord, l’idée d’un « deux poids deux mesures » entre le proche Machrek et le lointain Maghreb, l’impression que pour les membres de la Ligue, certains Arabes seraient plus importants que d’autres. Fâcheuse impression que vient encore renforcer, Le 3 novembre 1950, le discours prononcé par le secrétaire de la Ligue, Azzim Pacha, à la tribune des Nations unies. Passant en revue les grands problèmes internationaux du moment, celui-ci passe complètement sous silence le Maghreb et ses luttes pour l’indépendance.
Il faudra attendre les années 1953 et 1954 pour voir la Ligue arabe prendre enfin clairement fait en cause pour l’indépendance des pays du Maghreb. L’éviction du sultan – et futur roi – du Maroc, téléguidé par les Français, en août 1953, provoquera notamment une vive réaction.
Les années passant, la Ligue arabe deviendra de moins en moins centrée sur le Moyen-Orient et de plus en plus ouverte à ses membres d’Afrique du Nord. Un épisode particulièrement symbolique en atteste : en 1979, lorsque l’Égypte est le premier pays arabe à reconnaître officiellement l’État d’Israël, la Ligue vote son exclusion, ce qui, fatalement, conduit l’institution à chercher une autre capitale où installer son siège. Cette capitale, ce sera Tunis. Le Maghreb deviendra alors, pour dix ans – jusqu’au retour de la Ligue, en 1990, au Caire –, le cœur battant de la diplomatie arabe.