Cannes 2024 : « Les graines du figuier sauvage », la rébellion de Mohammad Rasoulof
C’est avant hier soir que s’est achevée la 77ème édition du festival de Cannes. Alors que les critiques et cinéastes semblaient unanimes sur la victoire du film Les graines du figuier sauvage pour la Palme d’Or, le jury a créé la stupeur en ne lui décernant qu’un prix spécial. Pourquoi ce prix spécial ? Le jury ne pouvait-il pas, à défaut, lui donner le Grand Prix ? On a l’impression qu’il s’agit d’un prix de consolation pour le courage du réalisateur Mohammad Rasoulof, qui s’est échappé clandestinement d’Iran, plutôt qu’un prix pour la qualité exceptionnelle du film, qui pourtant méritait amplement la Palme d’Or.
Il est à noter que le même jour, le film avait remporté quatre prix à Cannes, décernés par d’autres jurys : le Prix Fripesci, le Prix du Jury Œcuménique, le Prix des Cinémas Art et Essai et le Grand Prix – Prix François Chalais.
Pendant plus de deux décennies, Iman (Misagh Zare) (son prénom signifie la foi, coïncidence?) a travaillé comme fonctionnaire, faisant un travail dont ses filles auraient eu honte si elles l’avaient su. Pour sa loyauté, il a obtenu une promotion non pas en tant que juge, comme il le souhaitait, mais en tant qu’ « enquêteur » (juge d’instruction ?), un poste dont personne ne veut vraiment. Les enquêteurs sont ceux qui interrogent les accusés, et donc aussi les jeunes, les artistes, les opposants, lorsqu’ils sont arrêtés pour avoir manifesté, et ceux qui approuvent les condamnations à mort de dissidents présumés. En fait, Iman ne travaille pas seulement pour le régime iranien, il incarne ce régime.
Avec ce thriller intense et réfléchi, Mohammad Rasoulof répond à son propre emprisonnement en 2022, au moment où une vague de protestations a éclaté après la mort de Jina Mahsa Amini, arrêtée et battue pour avoir porté un hijab de manière inappropriée selon la police. Il examine les tensions iraniennes au sein d’une famille bien placée à Téhéran.
Pendant la majeure partie de ce film de près de trois heures, le personnage principal est l’épouse et mère Najmeh (Soheila Golestani). La révolution Jina a marqué un tournant pour les femmes en Iran, et Les graines du figuier sauvage dépeint la germination d’une nouvelle solidarité, qui a commencé avec les étudiants mais qui prend racine une fois que des citoyens lambdas comme Najmeh y adhèrent.
Najmeh, au départ, est tellement attachée à la promotion de son mari, qui va lui conférer des privilèges, comme un grand logement de fonction, qu’elle ordonne à ses filles, Rezvan (Mahsa Rostami) et Sana (Setareh Maleki), d’être irréprochables en tous points : leur comportement, leur habillement, leurs fréquentations… Elle désapprouve d’ailleurs leur amitié avec Sadaf (Niousha Akhshi), plus libre d’esprit. Avec leur nouveau statut social, le moindre dérapage pourrait faire honte à la famille et mettre en péril la carrière d’Iman, ce que Najmeh ne permettra pas. Tandis qu’Iman impose le statu quo au travail, Najmeh le maintient à la maison.
Cependant, les jeunes filles commencent à réaliser que le monde en dehors de la maison est différent. Elles voient ce qui arrive, elles ont vu comment leur amie Sadaf, innocente, s’est retrouvée blessée par des tirs de la police qui attaque les manifestants. Les deux jeunes filles ne sont plus dupes. Elles sont constamment connectées aux réseaux sociaux, où elles voient des vidéos de manifestants violemment réprimés, des images que Najmeh refuse de croire. Elle réprimande ses filles chaque fois qu’elles montrent un intérêt pour ces contenus, les qualifiant de propagande mensongère. Les jeunes rebelles crient dans les rues : « À bas la théocratie ! À bas le dictateur ! », mais Najmeh, fidèle aux informations étatiques, les voit comme des voyous. Des vidéos réelles, insérées tout au long du film, suggèrent pourtant le contraire et montrent la brutalité des forces de l’ordre.
Les vidéos de manifestations vues par les filles, et rejetées par Najmeh, deviennent un point central de l’intrigue. Elles illustrent la fracture entre ceux qui aspirent à la liberté et ceux qui maintiennent le statu quo par peur ou par conviction. Le film montre que l’ignorance volontaire et la répression brutale peuvent coexister au sein d’une même famille, reflétant les tensions sociopolitiques de l’Iran. Elles illustrent également la différence de génération et l’incompréhension de l’ancienne génération de ce besoin de liberté et de droits que réclament les jeunes. Cette liberté et ces droits pouvant être aussi élémentaires que de ne pas vouloir porter un voile sur la tête (donc s’habiller librement), se teindre les cheveux en bleu ou porter du vernis à ongles. Najmeh et Iman ne comprennent vraiment pas ces revendications. Ils croient au régime et aux préceptes religieux sur lesquels il est fondé, conférant à leurs convictions un sentiment de droiture effrayant.
Par ailleurs, la promotion d’Iman le ronge de l’intérieur. Il se rend compte qu’il doit obéir aux ordres, qu’en réalité son rôle ne consiste pas à enquêter et instruire des dossiers, qu’il n’a d’ailleurs même pas le temps de lire, mais bien à signer des condamnations décidées par d’autres, que cela lui plaise ou pas.
Son poste étant critique, son collègue Ghaderi (Reza Akhlaghirad) lui donne un pistolet pour sa « légitime défense ». Cette arme, symbole de sa corruption et de sa compromission, dont il prendra soin, disparaît mystérieusement, augmentant la paranoïa d’Iman.
Qui a pu prendre cette arme ? Sadaf, marquée par la violence policière, pourrait-elle être responsable ? Ou serait-ce un membre de la famille d’Iman ? Si oui, laquelle des trois femmes ? Perdre cette arme pourrait signifier la perte de son emploi et même une peine de prison. Mais au-delà, qu’est-ce que cela signifierait pour Iman et pourquoi quelqu’un le ferait-il ?
Ce tournant au milieu du film transforme un portrait didactique en une intrigue captivante. Iman se retourne contre sa propre famille, les forçant à affronter la réalité brutale de leur situation. Pour essayer de retrouver son arme, il va faire soumettre sa femme et ses deux filles à des interrogatoires. C’est l’occasion pour Mohamed Rasoulof de nous montrer les conséquences des arrestations, notamment comment les jeunes manifestants sont torturés jusqu’à ce qu’ils enregistrent des aveux. Lorsque Najmeh se heurte à la cruauté d’Alireza, un collègue d’Iman qui lui fait subir un interrogatoire et qui lui dit qu’elle est chanceuse, parce que normalement les interrogatoires ne se passent pas aussi « respectueusement », elle commence à douter de ses propres croyances.
La dynamique familiale, où Najmeh soutient d’abord son mari aveuglément, évolue lorsqu’elle est confrontée aux preuves irréfutables des abus du régime. Elle commence enfin à douter et à ouvrir les yeux.
Par ailleurs, alors que les féministes et les étudiants universitaires unissent leurs forces, et continuent leurs manifestations, les noms et adresses de certains responsables sont publiés pour les dénoncer au peuple. Iman est ainsi dénoncé sur les réseaux sociaux. Lui qui est prêt à envoyer des innocents à la mort pour sa promotion, commence à paniquer. Ses actions révèlent à quel point le pouvoir et la peur peuvent changer un homme. Lui qui au début du film pouvait paraitre un bon mari et un père respectueux, même s’il ne comprenait pas ses enfants, va devenir de plus en plus suspicieux, dangereux et particulièrement égoïste, ne pensant qu’à son propre salut.
Le film se transforme progressivement en un thriller psychologique, où la maison familiale devient un lieu de terreur. Iman, de plus en plus paranoïaque, commence à douter de ses propres proches. Mohamed Rasoulof, utilisant son savoir-faire technique, nous plonge dans cette atmosphère oppressante. La disparition de l’arme, élément clé du film, accentue la tension. Les craintes d’Iman prennent un tournant dramatique lorsqu’il commence à enfermer ses propres proches, dans une vielle maison familiale symbolisant les ruines de l’Iran.
L’une des audaces du film consiste à filmer la mère et ses filles dans leur appartement de Téhéran sans voiles, car il n’y a aucune raison qu’elles en portent à l’intérieur, contrairement aux films autorisés par le régime où les actrices sont voilées en toutes circonstances. Cela constitue un geste de rébellion de la part de Mohammad Rasoulof, qui avait déjà amorcé cette démarche dans son précédent film Le diable n’existe pas, où une actrice n’était pas voilée dans les scènes d’intérieur. Cette décision artistique renforce le réalisme et l’authenticité du film, tout en défiant les restrictions imposées par le régime iranien. On remarque d’ailleurs que les deux actrices présentes à Cannes ne portaient pas de voiles, contrairement à la tradition des actrices iraniennes. Lors de la conférence de presse qui a suivi la projection, il a été révélé qu’elles avaient également quitté clandestinement l’Iran.
Les graines du figuier sauvage est plus qu’un simple film. C’est un acte de résistance et un témoignage puissant de la lutte pour la liberté en Iran. Mohammad Rasoulof, en réalisant ce film dans la clandestinité, offre un regard sans concession sur la réalité de son pays. Son courage et sa détermination sont palpables dans chaque scène.
Ce film, qui aurait dû recevoir la Palme d’Or, est une œuvre d’art complète : scénaristiquement, visuellement et émotionnellement. Il expose la corruption, la peur et la répression tout en montrant la force de l’esprit humain face à l’oppression. En se concentrant sur les tensions familiales, Rasoulof rend universelles les luttes spécifiques de son pays, faisant de Les graines du figuier sauvage un film incontournable.
Neïla Driss