Publié le 28 novembre 2024
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« À chaque fois que l’on a l’impression d’avoir touché le fond, en matière de colonisation, on découvre quelque chose qui nous horrifie encore plus ! » C’est ce que se dit Samy Manga, poète et écrivain camerounais, quand il entend, le 20 juin 2022, que la Belgique a décidé de restituer aux autorités congolaises une dent… C’est-à-dire tout ce qu’il reste de Patrice Lumumba, assassiné soixante et un ans auparavant par les puissances coloniales.
La dent de Lumumba. Régicide contre la colonie* est un rugissement, qui dénonce aussi bien les atrocités coloniales perpétrées au Congo que les discours contemporains sur les réparations.
L’horreur de la colonisation belge
Le 17 janvier 1961, Patrice Émery Lumumba, premier Premier ministre du Congo indépendant, ainsi que deux de ses partisans, sont torturés puis tués par des responsables katangais, avec la complicité de la Belgique et des États-Unis. Leurs corps sont découpés puis dissous dans de l’acide sulfurique.
En 1999, Gérard Soete, l’inspecteur général de la police du Katanga, qui s’était chargé de faire disparaître les dépouilles, avoue avoir gardé un trophée : deux dents et deux doigts arrachés au cadavre de Lumumba. Un geste révélateur des atrocités coloniales qui, entre 1885 et 1960, auraient causé la mort de 5 à 8 millions de personnes.
Un an après avoir exprimé ses « profonds regrets » pour « les blessures et les souffrances » infligées par la colonisation belge au Congo, le roi Philippe de Belgique fait sa première visite officielle à Kinshasa au début de juin 2022, prélude à la restitution de la dent de Patrice Lumumba, le 20 de ce même mois.
Alexander De Croo, le Premier ministre, affirme lors de la cérémonie organisée à cette occasion : « Cette responsabilité morale du gouvernement belge, nous l’avons reconnue et je la répète à nouveau en ce jour officiel d’adieu de la Belgique à Patrice Émery Lumumba. »
« Le texte de Samy Manga est un manifeste, une réaction à la contrition de Philippe de Belgique. C’est bien la venue [en RDC] et les regrets de Philippe qui déclenchent ce manifeste… Nous saisissons la nécessité du geste de Samy Manga : buter sur cette performance cérémonielle pour remettre en cause avec véhémence son caractère réparateur », expliquent les sociologues Véronique Clette-Gakuba et David Jamar dans la préface du livre. Une préface au constat implacable : « Ces gestes contraints, répondant à des crises médiatiques, ont soit totalement échoué, soit eu pour effet de lisser le caractère chaque fois situé, vécu et incarné des conséquences dévastatrices de la brutalité coloniale, proposant ainsi des réparations à moindre frais. »
Philippe de Belgique interpellé
Dans son texte, Samy Manga interpelle directement le roi Philippe en tant qu’héritier de ces crimes dont la douleur ne peut être atténuée. Ce sont ses victimes qui écrivent les mots, transformés en cris, hurlés à tue-tête. « Moi, Président du Congo. Cher Colonisateur, Petit Philippe [fils] de Paola Ruffo di Calabria, Président et roi torpilleur de la beauté Noire… j’aurais apprécié que de votre bouche vous eussiez baissé d’un ton, que vous eussiez encore treize fois tourné votre langue venimeuse avant de vous adresser à nous, fils et filles originelles du Continent Premier… »
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Un peu plus loin, c’est au tour de la Femme du Congo : « Je vous aurais baptisé racine carrée du mal personnalisé du Zaïre, j’aurais incendié cent seize fois les abominables noms de la colonie, de Léopoldville à Stanleyville, d’Élisabethville à Franceville, j’aurais déboulonné toutes vos statuettes, vos médailles, vos mémoires mauvaises et tout le porc occidental des livres euroconservateurs. »
Les voix se suivent et ne se ressemblent pas (Guérisseur, Paysan, Combattant, Historien…) sinon dans ce refus de laisser « la pacification » effacer les affres d’actes trop rarement reconnus.
Si l’on peut être surpris par l’intensité du texte, par la puissance des mots, par l’alternance entre force poétique et caractère cru, on est surtout directement happé par sa portée politique, qui remet en question autant les discours creux emplis de « regrets » que l’appétit inextinguible des pays qui les prononcent…
« À nous, fils et filles du grand Congo, sachons qu’il ne faut jamais renouer avec un bourreau au risque de tuer notre peuple deux ou trois fois de suite. Parce que tout Blanc qui se respecte n’est pas fait pour changer la nature de son être, parce que tout tyran qui se respecte est avant tout conçu comme tel, conçu pour perpétuer la mainmise de sa grande folie meurtrière au nom d’une voracité basée sur la servitude des personnes, des biens, des pays, des continents et de la planète. » Un coup de poing nécessaire !
*La dent de Lumumba. Régicide contre la colonie, de Samy Manga, Éditions Météores, 70 pages, 14 euros.