Yahya Jammeh avait-il suivi, depuis la ferme équato-guinéenne où il a élu résidence, les débats et les audiences de la commission gambienne chargée de faire la lumière sur les crimes commis pendant son régime ? Si oui, peut-être a-t-il senti l’étau de la justice se resserrer lentement sur lui, lui qui a quitté précipitamment son pays en janvier 2017 et n’y est jamais revenu depuis.
Dimanche 15 décembre, une nouvelle étape a été franchie dans le long processus qui mènera probablement un jour l’ancien président gambien devant la justice. Réunis à Abuja pour la 66e session ordinaire de l’organisation, les dirigeants de la Communauté régionale des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) ont acté la création d’un tribunal spécial sur les crimes commis en Gambie lorsqu’il était au pouvoir.
L’avocat Salieu Taal, ancien président du barreau gambien et fondateur du mouvement « Gambia Has Decided », œuvre depuis des années à l’établissement d’une telle juridiction. Il revient pour Jeune Afrique sur les implications de cette décision.
Jeune Afrique : Des acteurs gambiens ont qualifié « d’historique », la décision de la Cedeao d’approuver la création d’un tribunal spécial pour juger les crimes commis sous la présidence de Yahya Jammeh, de 1996 à 2017. Partagez-vous ce sentiment ?
Salieu Taal : C’est une décision historique et sans précédent. C’est la première fois que la Cedeao soutient la création d’une cour de ce type. Une cour gambienne qui bénéficiera d’un soutien international. Bien sûr, cela découle du travail abattu par la Commission justice, vérité et réconciliation [TRRC dans son acronyme anglais], qui a rendu compte des violations des droits humains perpétrées sous le régime de Yahya Jammeh.
Dès 2019, le barreau gambien a ouvert le débat pour trouver la meilleure façon de poursuivre les crimes commis par les responsables du régime. L’établissement de ce tribunal est le résultat d’une lutte commune, menée par le gouvernement gambien, la société civile et les associations de victimes. En cela aussi, la décision prise à Abuja est historique.
Quelle sera la spécificité de ce tribunal ?
Il bénéficiera d’un statut unique. Un cadre légal a déjà été adopté par les députés gambiens pour l’établissement d’une cour hybride. À présent que la Cedeao a validé sa création, il va falloir la mettre sur pied. Ce qui passe par des arrangements institutionnels et par un soutien financier des partenaires de la Gambie.
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Les chambres africaines extraordinaires (CAE), appuyées par l’Union africaine et basées au Sénégal, ont jugé et condamné l’ancien président tchadien Hissène Habré. Vous êtes-vous inspiré de cette juridiction d’exception ?
La différence entre les CAE et d’autres tribunaux spéciaux, comme celui pour la Sierra Leone [créé par une résolution de l’ONU, en 2022], c’est la réduction des coûts. Le tribunal spécial gambien a été modelé sur l’idée de cette juridiction. Nous avons conçu une cour aussi gambienne que possible, avec des aspects internationaux lorsque c’était nécessaire. Nous ne voulions pas bâtir une cour internationale qui serait jetée aux oubliettes une fois son jugement rendu, mais concevoir un tribunal qui bénéficierait au système judiciaire gambien.
Les responsables présumés pourront donc être jugés en Gambie ?
Oui, le tribunal sera basé en Gambie, mais certains crimes pourront être jugés à l’extérieur, notamment le cas de Yahya Jammeh. Les crimes moins importants pourront être jugés chez nous.
Pensez-vous que l’établissement d’un tribunal spécial, soutenu par la Cedeao, sera suffisant pour convaincre le président équato-guinéen Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, qui accueille Yahya Jammeh depuis sa chute, de l’extrader ?
Obtenir le soutien de la Cedeao n’a pas été facile : à présent que nous l’avons, j’espère bien que la communauté régionale pèsera de tout son poids pour obtenir cette extradition.
Le président Obiang avait dit qu’il ne céderait en aucun cas Jammeh à une cour étrangère. Mais nous ne sommes pas en train de parler d’une cour occidentale ou de la Cour pénale internationale [CPI], mais d’une cour africaine, indépendante du gouvernement gambien. Il s’agit de proposer des solutions africaines à des problèmes africains.
Pourquoi la Cedeao a-t-elle accepté de soutenir ce tribunal selon vous ?
Soutenir l’établissement de ce tribunal, c’est aller dans le sens de l’histoire et c’est rester aligné sur les valeurs de la communauté. La Cedeao elle-même dispose d’une cour de justice, censé protéger les droits des citoyens.
Certains ont pu avoir le sentiment que la Cedeao était là pour protéger les chefs d’État. Elle traverse d’ailleurs une crise de légitimité, et ce tribunal est une opportunité de montrer qu’elle est aussi là pour protéger les droits des citoyens, même lorsque ceux-ci ont été bafoués par les dirigeants.
Certains des membres des escadrons de la mort de Jammeh, les fameux « junglers », ont témoigné aux audiences de la TRRC. Pourraient-ils bénéficier d’une certaine immunité ?
Personne ne peut bénéficier d’une immunité pour des crimes internationaux, même si certaines de leurs déclarations pourraient être prises en considération dans l’établissement de leurs peines.
La période qui sera jugée s’étend sur plus de vingt ans. Ne craignez-vous pas qu’il soit de plus en plus difficile d’établir la vérité ?
Oui, les faits commencent à dater : certaines victimes sont décédées, d’autres commencent à oublier les faits. Les défis sont nombreux, et nous devons aussi gérer les attentes des Gambiens. Juste parce que quelqu’un a l’air coupable à cause de ce qui s’est dit au cours des audiences du TRRC ne signifie pas que les juges du tribunal spécial auront les preuves suffisantes pour le condamner. Mais nous allons faire tout notre possible pour bâtir une cour collaborative, transparente et inclusive, basée sur le droit.