Véronique Tadjo : « Il n’y a toujours pas de vrai dialogue entre nos différences »

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C’est une voix qui compte. Poète, romancière et peintre, la Franco-Ivoirienne Véronique Tadjo est l’auteure de nombreux ouvrages, parmi lesquels L’ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda, Reine Pokou. Concerto pour un sacrifice ou encore En compagnie des hommes, ainsi que de livres pour la jeunesse.

Avec Je remercie la nuit*, son nouveau roman, elle s’empare d’un sujet politique récent : la crise ivoirienne de 2011 et ses terribles conséquences. Si le texte est nourri par une connaissance fine de l’histoire et de l’actualité, c’est avant tout le récit d’une belle amitié entre Yasmina et Flora, deux jeunes femmes aux origines différentes.


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Tragédie ivoirienne

Avec subtilité, Véronique Tadjo décrit l’évolution de « la Situation » à l’université d’Abidjan et les affrontements qui embrasent le pays. Devant la radicalisation des deux camps, Flora et Yasmina, l’une confrontée à la violence physique la plus brutale et l’autre à des menaces de mort, feront des choix différents. Je remercie la nuit est le premier roman qui décortique avec maestria cette tragédie ivoirienne, qui distilla son poison jusqu’au cœur des familles, des amours et des amitiés. Un poison contre lequel le seul antidote est le dialogue. Rencontre avec l’auteure, à Paris.

Jeune Afrique : Je remercie la nuit traite d’une amitié entre deux jeunes femmes au moment de la crise ivoirienne de 2011. Aborder ce sujet, treize ans plus tard, était une nécessité ?

Véronique Tadjo : Treize ans, c’est à la fois court et long. J’ai travaillé pendant plusieurs années sur le sujet, de nombreuses recherches à l’appui. Il y a eu plusieurs rebondissements, qui m’ont parfois fait penser que l’histoire prenait une autre tournure et qu’il me faudrait tout recommencer.

Quand, par exemple, en 2021, la Cour pénale internationale a prononcé l’acquittement [définitif] de Laurent Gbagbo, après onze années de prison, ou celui de Charles Blé Goudé, son bras droit. Il y a aussi eu l’exil de Guillaume Soro, le troisième mandat du président Alassane Ouattara, en 2020, et les violences qui ont éclaté, sans oublier la libération de Simone Gbagbo, en 2018. En réalité, ce que je voulais dire n’a pas changé et la nécessité de le dire non plus. Si je n’avais pas écrit ce livre, je m’en serais voulu toute ma vie. Je n’aurais pas pu parler d’autre chose.


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Vous décrivez une crise politique qui a séparé les Ivoiriens jusqu’au cœur de leurs foyers. Comment l’avez-vous vécue, à titre personnel ?

Vraiment très mal. Alors, imaginez ce que d’autres ont pu ressentir après avoir tout perdu ! La rébellion avait déjà déchiré la Côte d’Ivoire en deux. La crise postélectorale a rouvert les plaies. Certaines sont plus profondes que d’autres, certains ne se sont toujours pas remis de ce désastre, en dépit de l’établissement de la Commission dialogue, vérité et réconciliation, dont les travaux n’ont pas eu les résultats escomptés. Tout le monde en porte encore les cicatrices.


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Le dialogue était-il donc impossible ? Y compris au sein de votre famille ?

Dans ma famille, on ne parle pas de politique. On reste très prudent, comme Yasmina et Flora dans le roman. Malgré l’amitié qu’elle lui porte, Flora ne comprend pas totalement Yasmina. Il reste une dose de mystère. Elle le ressent notamment quand Yasmina prie, alors qu’elle-même n’a pas la foi. Leur relation comporte des zones d’ombre. En tant que Dioula, Yasmina est considérée comme une rebelle potentielle. Et elle estime que Flora – sous-entendu « parce que [elle est] du Sud »– ne peut pas toujours la comprendre.

Cette incompréhension enrobée de méfiance reste forte, en Côte d’Ivoire. L’élection de 2011 a eu lieu dans un pays déchiré, après la cassure de la rébellion. Et cette polarisation à 50%-50% entre deux groupes antagonistes, c’est ce qui fait le plus peur, partout dans le monde. Aujourd’hui encore, une forme d’incompréhension demeure. Il n’y a pas de vrai dialogue entre nos différences. Celles-ci ne devraient pourtant pas nous séparer.