le 57e réacteur français s’éveille avec 12 ans de retard

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C’est un événement que les moins de 25 ans ne peuvent pas connaître. Le 27 novembre 1999, le deuxième réacteur de la centrale nucléaire de Civaux, dans la Vienne, produisait ses premiers électrons, avant d’être raccordé au réseau la veille de Noël. Le 58e réacteur du parc français entrait alors en fonction, renforçant l’indépendance énergétique du pays, et sa décarbonation. Depuis, plus rien : au tournant du XXIe siècle, le nucléaire français entrait dans un long trou noir ponctué par la fermeture de Fessenheim en 2020.

Il va en sortir cette semaine : à 21 heures lundi 2 septembre, les équipes de nuit de la centrale ont lancé le processus devant conduire à la première divergence du réacteur, après le feu vert donné en fin d’après-midi par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). « Le processus va prendre quelques dizaines d’heures. » En langage profane, entre le 3 et le 4 septembre, un premier neutron cassera un atome d’uranium 235, déclenchant la réaction en chaîne. « Le réacteur fonctionnera alors à 0,2 % de sa puissance nominale », a précisé Régis Clément, directeur adjoint de la division production nucléaire d’EDF. Historique, l’annonce intervient au terme d’une longue attente : 12 années de retard, prolongées jusqu’à la dernière seconde, EDF n’ayant informé la presse qu’à quelques minutes du lancement des opérations, manquant (une fois de plus) l’heure de bouclage des quotidiens.

1 500 critères à tester

Annoncées d’abord au milieu de l’été, après le chargement du combustible dans le réacteur au printemps, les opérations ont un peu tardé – EDF ne voulant prendre aucun risque, l’entreprise a testé avec soin, dans toutes les conditions, les 89 « grappes de contrôle », ces crayons situés dans la cuve au-dessus du combustible, qui servent à réguler la puissance du réacteur et, en cas d’emballement de la réaction en chaîne, permettent de la stopper net.

Plus de 1 500 critères ont été vérifiés, et un épais dossier transmis à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). « On savait que ce n’était plus qu’une question de jours, voire d’heures », sourit un ingénieur, qui a planché pendant des années sur le projet. La lourde turbine Arabelle, un monstre de 1 500 tonnes, va maintenant monter en puissance pour atteindre la vitesse folle de 1 500 tours par minute.

Dans les semaines à venir, d’autres tests vont avoir lieu – quand le réacteur aura atteint 10 % de sa puissance, puis 25 %. Alors seulement, il sera « couplé » au réseau, c’est-à-dire raccordé, et ses premiers électrons envoyés dans les foyers français. L’échéance, qui devait intervenir d’ici le 21 septembre, est désormais attendue « d’ici la fin de l’automne ». D’autres « paliers » suivront – 60 %, 80 % de puissance –, d’autres tests, avant que l’ASN ne délivre une nouvelle autorisation : celle de fonctionner à pleine puissance, une étape attendue dans les mois qui viennent. À terme, le réacteur alimentera en électricité l’équivalent de 2 millions de foyers.

En vingt ans, des compétences évanouies

17 ans après le premier coup de pioche, c’est donc la fin d’une longue saga sur un chantier qui aura accumulé les galères, et décrit en interne comme « maudit. » Le projet d’un réacteur de troisième génération EPR, lancé avec l’allemand Siemens sur injonction de François Mitterrand (le président socialiste, qui voulait un « acte fort » pour sceller l’amitié franco-allemande, jettera à la poubelle un projet plus raisonnable sur lequel travaillait EDF), d’une complexité inouïe, alimente les querelles au sein de la filière. Jacques Chirac hésite, tergiverse… Et finalement décide, en 2004, de lancer la construction d’un seul EPR, à Flamanville. Lorsque le chantier démarre, des années plus tard, les compétences sont déjà perdues, et la construction de ce monstre de béton et d’acier va connaître tous les déboires, des retards cumulés à l’envolée des coûts – 13,2 milliards d’euros, hors frais financiers.

« J’avais cassé la falaise et fait les remblais de la première centrale de Flamanville, de 1979 à 1985 », se souvient Serge Delauney, l’ancien conseiller spécial du Directeur de projet EPR Flamanville. « On m’a rappelé en 2011, quand le projet tournait mal. » Et pour cause : la construction avait commencé en 2007, avant même que les plans soient achevés.

Un chantier « maudit »

Le coulage des 460 000 tonnes de béton et le montage des 120 kilomètres de tuyauteries se font dans la douleur. 17 fois, il faudra modifier la durée de construction. « La reconstruction des consoles du  »pont polaire » (le pont roulant circulaire du bâtiment réacteur, NDLR) nous a fait prendre un an et demi de retard : il a fallu démonter les consoles, en remettre des nouvelles et les ressouder correctement », se souvient l’ingénieur. « Puis on a eu des problèmes au montage des tuyauteries auxiliaires. Ensuite des soudures sur les tuyauteries du circuit de vapeur principale n’avaient pas été faites dans les règles de l’art… » Il faudra les refaire, avec l’aide du concurrent américain Westinghouse.

À chaque fois, des mois, voire des années de retard… Le bâtiment comptait, selon les plans mal ficelés, 1450 petites salles ! « Pour y mettre des gros tuyaux, ça fait beaucoup de soudures à faire. Et il a fallu réaliser des épreuves hydrauliques sur les 120 km de tuyauterie. J’ai passé 17 ans de ma vie sur Flamanville », conclut Serge Delauney. « Les deux premières centrales, avant l’EPR, avaient été mises sur le réseau en 7 ans ! On avait de l’entraînement, à l’époque. Tout a changé ensuite… »

Une nouvelle page

Depuis l’annonce par Emmanuel Macron, en 2022, d’une relance de la construction nucléaire – six nouveaux réacteurs, des EPR simplifiés dits EPR 2, et possiblement huit supplémentaires, doivent être mis en chantier pour renouveler le parc –, les plans des futurs réacteurs ont été finement détaillés et standardisés, et la filière s’est mise en ordre de bataille pour restaurer ses compétences. La divergence de Flamanville, symboliquement, ouvre une nouvelle page de l’histoire. Que la filière voit déjà décorée d’enluminures. Elle prévoit d’embaucher à tour de bras.

« Le volume d’activité va augmenter d’environ 25 % en 10 ans », anticipait auprès du Point, l’an dernier, le président du Gifen (le syndicat professionnel de l’industrie nucléaire) Olivier Bard. « Compte tenu des départs en retraite, cela signifie que nous allons devoir recruter 60 000 personnes sur les métiers cœur du nucléaire. Si vous y ajoutez les fonctions achats, les juristes, les RH… Le total atteint 100 000 personnes. » Des métiers pour l’essentiel hautement qualifiés, dont les formations ne s’improvisent pas.

EDF compte sur le succès de Flamanville pour attirer les talents. « En Chine, à Taishan, les réacteurs EPR tournent très bien. Et ils ont dépassé le record du monde de production dès la première année, avec 14 TWh », souligne Serge Delauney. Soit l’équivalent de toute la production solaire française en 2020. La durée de vie de l’EPR est estimée, au minimum, à 80 ans.


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