S‘essayer au bitcoin et aux cryptos n’est plus la simple affaire de libertariens ou de geeks accros au numérique, c’est devenu le champ d’exploration des grands de la finance mondiale. Des industries sont nées, des fortunes se sont construites en très peu de temps. Et avec le lancement, en janvier, des ETF bitcoins au comptant, la monnaie chère à Satoshi Nakamoto est devenue un outil de la finance traditionnelle, celle-là même que les « bitcoiners » voulaient abattre.
En France, un homme a très vite cru au potentiel du bitcoin : Éric Larchevêque, dont on ne compte plus le nombre d’entreprises dans lesquelles il a investi. Parmi elles, Coinhouse, une cryptobanque qui propose de faire « travailler » vos monnaies numériques. Mais aussi Ledger. L’idée ? Conserver bien au chaud ses cryptos, en évitant de se les faire « hacker ». Les laisser dans le disque dur de son ordinateur, c’est en effet courir le risque d’être infecté par un virus avant d’être piraté. Les laisser dans le compte d’une plateforme d’échange n’est pas sûr à 100 % non plus, comme l’ont montré les faillites de MtGox ou de FTX.
La solution : un coffre-fort miniature, un « hard wallet », de la taille d’une clef USB (le Nano) ou d’un smartphone (le Stax), qui permet de stocker ses cryptos en toute sécurité car elles sont maintenues hors ligne. Pour effectuer des transactions (recevoir, délivrer, changer des cryptos), le Ledger est relié en toute sécurité à l’ordinateur via un software approprié que fournit, au besoin, Ledger.
Comme pour tout détenteur de cryptos, le risque, c’est de perdre sa clé privée (disons son mot de passe) résumée en vingt-quatre mots (256 bits). Mais pour peu qu’on ait souscrit au service Ledger Recover, on a la possibilité de la retrouver. Au total, l’entreprise a levé 563 millions d’euros pour devenir la seule licorne française du secteur crypto. Surtout, avec 7 millions d’appareils vendus depuis sa création en 2014, elle est maintenant numéro un mondial des « hard wallets », loin devant le tchèque Trezor, avec qui elle était au coude à coude il y a sept ans. Selon Charles Guillemet, responsable de la sécurité, chez Ledger « nous sommes présents dans 210 pays ; Ledegr stocke 25 % des monnaies numériques ». Grâce à cela, Larchevêque, l’un des actionnaires de Ledger, figure dans le dernier classement Challenges des fortunes professionnelles : il apparaît à la 391e place, se partageant avec deux associés un patrimoine de 340 millions d’euros, ce qui fait un peu plus de 100 millions par personne.
Un beau matelas, sans doute, mais sûrement pas aussi épais que celui de Michael Saylor aux États-Unis, dont la fortune est estimée par Forbes à 8,8 milliards de dollars. À l’origine, le PDG de Microstrategy, société spécialisée dans les services informatiques, ne manifestait aucun intérêt pour les cryptos, s’efforçant de maintenir en vie son entreprise qui a traversé pas mal d’épreuves, y compris judiciaires. En 2020, il a une révélation. Pourquoi ne pas remplir sa trésorerie de bitcoins. Depuis, son entreprise n’a cessé d’en amasser. Aujourd’hui, avec quelque 380 000 bitcoins, soit plus de 40 milliards de dollars, elle est sans doute celle qui en détient le plus au monde. Saylor ne veut pas s’en tenir là. « Il veut devenir une grosse banque bitcoin », dit Thibaut Boutrou, de Meria. Son appétit commence même à inquiéter. Comme Saylor, d’autres Américains ont misé sur les cryptos en suivant des gourous comme Marc Andreessen ou Peter Thiel, les plus gros capital-risqueurs de la Silicon Valley, dont les centres d’intérêt ne se limitent cependant pas aux monnaies numériques.
La fortune de « CZ »
Forbes a fait le classement de ceux qui ont le mieux réussi. En tête, le Sino-Canadien Changpeng Zhao dit « CZ ». Quoiqu’empêtré dans de sérieux démêlés avec la justice américaine, il s’impose avec une fortune de 63 milliards de dollars. Sa plateforme d’échange, Binance, numéro un mondial, est accusée par le Trésor américain d’avoir couvert des opérations de blanchiment qui auraient profité à Al-Qaïda et au Hamas. L’entreprise a déjà été condamnée à une méga-amende de 4,3 milliards de dollars. « CZ », lui, a écopé de quatre mois de prison et a dû abandonner son poste de PDG, mais reste néanmoins actionnaire. Très vite après son lancement, en 2017, sa plateforme a eu une réputation sulfureuse : créée à Hongkong, elle a ensuite changé de siège social au gré de poursuites judiciaires. Pour l’heure, on ne sait plus où elle est installée.
Loin derrière dans le classement Forbes des cryptomilliardaires pointe, avec tout de même 13,8 milliards de dollars, Brian Armstrong, le PDG et fondateur de Coinbase, concurrent de Binance et beaucoup plus respectueux, lui, des réglementations : c’est la seule grande entreprise crypto à être cotée en Bourse ; son siège social, San Francisco, est connu. Viennent ensuite, avec une fortune de 5,8 milliards de dollars, Mike Novogratz, fondateur de Galaxy Digital, société de conseil en actifs numériques, puis Fred Ehrsam (3,6 milliards), qui a participé à la création de Coinbase et de Paradigm, un fonds crypto. Les frères Winklevoss, héros du film The Social Network, décrivant leurs démêlés avec Mark Zuckerberg lors de la création de Facebook, sont affichés à 3,1 milliards, chacun grâce à leur fonds Gemini, qui ne connaît que les cryptos. D’autres fortunes se sont bâties avec la création de monnaies ou de blockchains (Ethereum, Ripple, Stella, Bloq…) ou dans des sociétés de minage (Riot, Core Scientific, TeraWulf…) qui, malgré tout, sont davantage à la peine. La plus grande société de minage, Mara Holdings, cotée au Nasdaq, en plus de produire des bitcoins s’est mise récemment à en acheter…
Tous ces nouveaux riches des cryptos soulèvent un débat théorique. « Une valorisation excessive du bitcoin, fait remarquer la professeure Odile Lamkoski-Laguerre, aboutit à concentrer la richesse dans quelques portefeuilles, ceux qui ont investi les premiers, sans que les nouveaux venus puissent monter dans le train. » La dynamique du bitcoin, qui ne s’appuie sur aucun actif identifiable, repose uniquement sur une perspective de revente à un prix plus élevé. Petit exemple très significatif : le compte attribué à Satoshi Nakamoto, qui n’a pas bougé depuis plus de dix ans, contiendrait pas loin d’un million de bitcoins, une fortune aujourd’hui : 100 milliards de dollars ! Bel exemple d’enrichissement sans cause. Même l’or, métallique, ne parvient pas à créer en si peu de temps de telles richesses.
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Deux économistes de la Banque centrale européenne, Ulrich Bindseil et Jürgen Schaaf, dénoncent dans un long article fort documenté la redistribution inégalitaire qu’opère le bitcoin. Pour eux, de surcroît, le bitcoin, dont l’utilité n’est pas prouvée, draine des capitaux qui seraient mieux employés ailleurs. Autant de réflexions dont ne s’embarrassent pas les grands fonds d’investissement (BlackRock, Grayscale, Fidelity, Ark Investment, Franklin Templeton…), qui ont très vite lancé leurs ETF. Avec ces instruments, les investisseurs, particuliers ou entreprises, n’ont pas à se procurer des bitcoins, ce sont les fonds qui s’en chargent pour se couvrir – ce qui au passage fait grimper les cours de la crypto. Côté fonds, l’intérêt des ETF, c’est de pouvoir glisser dans le portefeuille de leurs gros clients une petite dose d’actif spéculatif. Le succès des ETF a fait que l’ensemble des fonds possèdent aujourd’hui quelque 5 % de tous les bitcoins, ce qui est énorme. De quoi faire hurler les puristes du bitcoin, qui voulaient court-circuiter la finance traditionnelle. Mais aussi longtemps que les cours montent, on ne les entend pas trop…
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