
Voici beau temps que le cinéma d’auteur russe, qui ne bénéficie même plus du soutien ambigu et de la prestigieuse formation que lui prodiguait le pouvoir soviétique, s’est dilapidé dans l’incurie et l’inculture d’un régime voué à enrichir quelques élites. Avec le retour de la tentation impérialiste et le déclenchement de la guerre en Ukraine, les derniers artistes qui projetaient encore, par on ne sait quel miracle, la lumière de leur talent sur ce royaume des ténèbres le désertent.
Tandis que le vétéran Alexandre Sokourov (71 ans) se fait rare en son pays, Kirill Serebrennikov (53 ans), Kira Kovalenko (33 ans) ou Kantemir Balagov (31 ans) ont pris, quant à eux, la poudre d’escampette, qui à Berlin, qui à Los Angeles. Parmi ceux-ci, il en est un qui semblait s’être perdu corps et biens, dont le nom pourtant, ces dernières années, a incarné sur la scène internationale le meilleur de la tradition cinématographique de son pays. C’est évidemment d’Andreï Zviaguintsev (59 ans) que l’on veut parler, alors même que l’homme, comble de l’absurde, réside à Paris depuis six mois.
Cinéaste du mal et de la déréliction, de la trahison des pères et de la souffrance des fils, peintre de la décomposition morale, tarkovskien sans rédemption, Andreï Zviaguintsev est l’auteur de cinq longs-métrages réalisés entre 2003 (Le Retour) et 2017 (Faute d’amour). Ils sont montrés à Paris, à partir du jeudi 16 février, en présence de l’auteur pour certains d’entre eux. Il faut courir les voir, pour leur sombre beauté, pour leur majestueuse grandeur, pour la mélancolie poignante qui étreint nos cœurs quand on les quitte. Et non moins pour la manière, irréfragable, dont ils annoncent ce qui se passe aujourd’hui. Profitant de l’occasion, nous avons rencontré cet homme, éprouvé mais debout, digne en tous points, survivant d’une série d’épreuves qu’on a du mal à se figurer.
Survivant en terre étrangère
Occupé, depuis la sortie de son dernier film en date (Faute d’amour), par deux projets qui n’aboutissent pas – l’un sur la seconde guerre mondiale du point de vue russe, l’autre sur les problèmes familiaux d’un oligarque installé sur la Côte d’Azur –, Andreï Zviaguintsev déclare, le 1er juillet 2021, une forme de Covid-19 suffisamment grave pour qu’on le donne bientôt pour mort. Quittant la Russie, où l’on ne parvient pas à endiguer la maladie, il entre, à la mi-août 2021, dans une clinique à Berlin. Plongé dans le coma durant quarante jours, il y reste quasiment un an, laps de temps durant lequel son pays déclenche la guerre contre l’Ukraine.
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