Au Kenya, jamais les femmes n’ont été aussi nombreuses pour dénoncer les féminicides

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Le 27 janvier, le temps d’un après-midi, le Kenya a été confronté à un drame souvent tu : les féminicides. Ce jour-là, les rues du centre de Nairobi sont remplies de manifestants. Des femmes, surtout, bruyantes et déterminées, qui défilent aux cris de : « Arrêtez de nous tuer ! ». Sur les écriteaux qu’elles brandissent reviennent les mêmes messages sérigraphiés à l’encre noire : « Arrêtez les féminicides au Kenya », « Il n’y a rien qui justifie que l’on tue une femme ». Selon les organisateurs, elles sont plus de 20 000. Quelques hommes sont aussi présents, mais ils ne sont guère nombreux.

Quelques semaines plus tôt, l’assassinat sordide de deux jeunes femmes, Starlet Wahu et Rita Waeni, âgées de 26 et 20 ans, ainsi que les meurtres de quatorze autres femmes sont à l’origine de ce mouvement de protestation inédit. Jamais les Kényanes n’avaient été aussi nombreuses dans la rue pour dénoncer les féminicides.

Entre la découverte de plusieurs corps de femmes, démembrés, retrouvés dans une décharge sauvage, en juillet, et l’assassinat de la marathonienne ougandaise Rebecca Cheptegei, brûlée vive par son ex-compagnon au Kenya, où ils vivaient, le 1er septembre, le problème reste entier.

« Rien n’a été fait depuis la manifestation de janvier, déplore Muthoni Maingi, la coordinatrice nationale du mouvement End Femicide Kenya. Il faut que le gouvernement fasse de la lutte contre les féminicides une priorité nationale. Selon l’OMS, 47 femmes sont tuées chaque semaine dans notre pays. C’est l’un des taux les plus élevés du continent. » En 2023, 152 féminicides ont été enregistrés par l’organisation Femicide Count Kenya. Un chiffre qui pourrait être sous-estimé, en raison des cas non déclarés.

« Une misogynie profonde »

« Les féminicides au Kenya sont un problème ancien. Cela remonte au moins au début des années 1990 », estime Muthoni Maingi. En 1991, 71 écolières avaient été violées, et 19, tuées, par des garçons de leur école. « La question est simplement devenue plus visible aujourd’hui », considère la coordinatrice d’End Femicide Kenya.

Installée dans son petit salon de la banlieue de Nairobi, Audrey Mugeni, militante de l’organisation Femicide Count Kenya, travaille sur la question depuis une douzaine d’années. Sur un coin de son bureau, deux livres : Counting Feminicide (MIT Press, non traduit), dirigé par la chercheuse américaine Catherine D’Ignazio, et le roman On Black Sisters’Street (paru en français sous le titre Fata Morgana, Globe, 2022), de l’autrice nigériane Chika Unigwe, relatif aux travailleuses du sexe africaines en Belgique. « Les féminicides sont rendus possibles par certaines structures profondes de notre société, explique Audrey Mugeni. L’une d’elles est la religion, qui fait reposer la moralité sur les femmes. Il y a aussi une misogynie profonde et une haine violente à l’égard des femmes. »

« Le patriarcat est une composante très forte de la société kényane, abonde Muthoni Maingi. Il est le produit de plusieurs époques : la dictature [de Daniel arap Moi, entre 1978 et 2002], la colonisation, la christianisation… C’est une construction longue et complexe. » Pour Audrey Mugeni, « tout cela a abouti à une définition du succès qui diffère en fonction des genres. Pour une femme, la réussite sera d’avoir des enfants et un mari. Pour un homme, ce sera d’avoir de l’argent et du pouvoir. Si une femme a du pouvoir et de l’argent, ça devient douteux. »

En 2018, deux meurtres ont secoué le pays : celui de Sharon Otieno, une étudiante tuée par l’ancien gouverneur du comté de Migori Okoth Obado, et celui de Monica Kimani, une femme d’affaires tuée par son amant. « Au lieu de pleurer leur mort, les gens ont dit qu’elles méritaient ce qui leur était arrivé. Dans le cas de Monica Kimani, parce qu’elle avait de l’argent et qu’elle était une femme indépendante, on a dit que c’était probablement une prostituée. Quant à Sharon Otieno, lorsque son assassin présumé est sorti de détention provisoire, les gens l’ont applaudi », raconte Audrey Mugeni.

Des guichets vides

En janvier, après les assassinats de Starlet Wahu et Rita Waeni, le Conseil des médias du Kenya a dû rappeler aux journalistes que les reportages concernant ces deux affaires devaient « rester factuellement exacts et objectifs, opposés au sensationnalisme et à la représentation de préjugés sexistes ». En cause : la description dans la presse des deux victimes en travailleuses du sexe à la moralité douteuse. « La description des victimes comme des personnes sans morale est récurrente », déplore la militante.

Des textes censés protéger les femmes existent, « mais leur mise en œuvre pose problème », poursuit Audrey Mugeni. Il y a quelques années, des guichets pour recueillir les plaintes des femmes victimes de violences ont été mis en place dans chaque commissariat. « Il y a des bureaux pour recevoir les plaintes, mais il n’y a pas de personnel. Ces comptoirs sont vides, et quand il y a quelqu’un c’est une personne qui n’est pas formée à ce genre de cas », regrette Zaina Kombo d’Amnesty International Kenya.

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Autre problème : certaines femmes semblent considérer la violence à leur encontre comme légitime. Une étude sur la santé des Kényans, parue en juillet 2023, dévoilait que quatre Kényanes sur dix trouvaient compréhensible qu’un mari frappe sa compagne si elle refusait de cuisiner, rentrait trop tard à la maison, refusait d’avoir un rapport sexuel, négligeait ses enfants ou faisait brûler le repas.

Reconnaître les féminicides dans la loi

Pour que les choses changent, des militantes plaident pour que les féminicides soient reconnus comme un crime distinct. « Pour le moment, tous les assassinats de femmes sont catégorisés comme homicides. Cette catégorie, trop large, ne permet pas de dire clairement qu’une femme est tuée parce qu’elle est une femme », explique Zaina Kombo.

Muthoni Maingi, elle, regarde du côté du Mexique, où les féminicides sont inscrits dans la loi. Si l’inscription de ce crime dans le code pénal n’y a pas fait baisser le nombre de femmes assassinées, il a en revanche permis une meilleure prise de conscience du phénomène dans la société et la mise en place de politiques publiques.

Au début des années 2020, une série kényane, Crime and Justice, a pour la première fois représenté un féminicide à l’écran, s’inspirant du meurtre de Sharon Otieno, commandité par l’ex-gouverneur du comté de Migori. Un long-métrage, tiré de la même histoire, est en cours d’écriture. Signe peut-être que les mentalités évoluent. « C’est louable, mais cela reste une exception. Il faudrait faire bien davantage », conclut Muthoni Maingi.

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