ces armes qui blessent Paul Auster et tuent chaque jour aux Etats-Unis

Hommage aux victimes de la fusillade dans une discothèque gay, à Orlando (Floride), en 2016.

« Pays de sang. Une histoire de la violence par arme à feu aux Etats-Unis » (Bloodbath Nation), de Paul Auster, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Laure Tissut, photographies de Spencer Ostrander, Actes Sud, 208 p., 26 €.

Orlando, Sandy Hook, Sutherland Springs, Uvalde… On pourrait continuer longtemps l’énumération, jusqu’à remplir tout l’espace de cet article avec une litanie des lieux de massacres et de tueries par armes à feu aux Etats-Unis. Les « records » en la matière sont dépassés avec une accablante régularité : en 2022, nouveau sommet, ce sont par exemple 51 écoles, collèges et lycées qui ont été le théâtre de tirs, contre 35 l’année précédente. Si l’on additionne l’ensemble des fusillades de masse, les suicides et la ­criminalité ordinaire, ce sont chaque jour près de 100 personnes qui sont tuées par balle dans le pays, où 393 millions d’armes à feu sont en circulation. Un phénomène d’une telle ampleur qu’on en vient à se demander ce qui peut encore être écrit pour en rendre compte.

Un secret de famille

Que peuvent en effet les mots contre les balles ? Paul Auster a choisi de mêler les registres pour tenter de répondre à cette question. Pays de sang relève d’abord de l’essai politique et du plaidoyer, nourri par une expérience personnelle ambivalente. Longtemps, l’écrivain new-yorkais a pensé faire partie des populations épargnées : urbain, éduqué, ne connaissant des revolvers et carabines que les représentations des westerns de son enfance. Jusqu’à la révélation d’un secret de famille, celui du meurtre par balle de son grand-père paternel, en 1919, par sa grand-mère. Dès lors prenait sens pour lui « l’intériorité si trouble » de son père et, plus largement, du cercle élargi des victimes, celles « dont le corps n’a jamais été touché par les balles mais qui continuent à souffrir de blessures internes causées par la perte : une sœur mutilée, un frère atteint au cerveau, un père mort ».

A ce récit intime l’auteur ajoute des passages plus conventionnels appuyés sur des travaux comme ceux des juristes Adam Winkler (Gunfight, 2011, non traduit) et Michael Waldman (The Second Amendment. A Biography, 2014, non traduit), pour mettre en perspective l’exceptionnalité du rapport aux armes des Etats-Unis, depuis le temps de l’Ouest prétendument sauvage. Si rien de neuf ne figure dans ces pages, elles soulignent avec justesse les paradoxes de la fin des années 1960, dans un contexte d’inquiétude des classes moyennes et populaires blanches devant le mouvement des droits civiques et les émeutes raciales. C’est en partie parce que le Black Panther Party revendiquait alors le droit à l’autodéfense par arme à feu que les lobbyistes de la National Rifle Association et les nationalistes blancs ont repris à leur compte cet argumentaire. Une série de décisions de la Cour suprême n’a fait depuis que consolider cette lecture maximaliste du deuxième amendement de la Constitution. Le droit à porter des armes est devenu dans les faits, bien souvent, un permis de tuer.

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