« C’est à cause des manquements de l’Etat que nous sommes là »

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Cette fois, c’était à la défense de s’exprimer. Après le parquet du pôle pénal économique et financier d’Abidjan, lundi 15 avril, qui a requis des peines allant jusqu’à dix ans de prison ferme pour l’accusé principal, l’Espagnol Miguel Angel Devesa Mera, et douze de ses co-prévenus, les avocats étaient à leur tour invités à tenir leurs plaidoiries mardi et jeudi.

Deux jours auront failli ne pas suffire, tant était longue la liste des accusés dans ce procès pour trafic international de cocaïne (dix-neuf personnes physiques et quatre sociétés) et tant étaient copieuses les récriminations de la défense. La quasi-totalité des avocats ont dénoncé une instruction bâclée, incohérente par moments, où les éléments matériels et les témoins manquent. « En réalité, résume l’un d’eux, vous n’avez rien d’autre que les aveux de Miguel Devesa et l’effectivité de la drogue saisie. »

C’est justement l’avocat de ce dernier, Zakaria Touré, qui ouvre le bal des plaidoiries. La « tête pensante » du trafic, comme le présente son conseil, est le seul prévenu – avec son bras droit, Gustavo Alberto Valencia Sepulveda – à plaider coupable suite à la saisie de plus de deux tonnes de poudre blanche à San Pedro et Abidjan en avril 2022. Les dix ans de prison ferme requis par le parquet contre M. Devesa Mera constituent la peine maximale que prévoit la loi du 13 juin 2022 pour les trafiquants de drogue, rappelle Me Touré.

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Or l’article 16 de cette loi prévoit aussi le bénéfice de « l’excuse atténuante à certaines conditions ». « Tout le monde est d’accord sur le fait que Miguel Devesa a été coopératif » avec la justice, contribuant à l’identification de ses co-accusés alors que « la loi du silence » prévaut dans ce milieu, fait valoir l’avocat. En vertu de cet article, il demande une peine d’emprisonnement de seulement « dix jours à six mois ». « On dira que la Côte d’Ivoire respecte la loi, ce qui sera bon pour son image, prédit-il. Et cela incitera ceux qui seront arrêtés par la suite à coopérer. »

Accord secret

Mais c’est justement l’empressement de M. Devesa Mera à témoigner qui le rend suspect, selon les avocats des prévenus qu’il a désignés comme ses complices. Dans leurs plaidoiries, ceux-ci évoquent deux raisons qui auraient pu motiver ses aveux.

D’abord la vengeance, selon la défense de César Ouattara, conseiller régional de San Pedro, qui jure que son client a contribué à l’arrestation du narcotrafiquant et a été dénoncé en représailles. Ensuite, un accord secret passé avec la justice : des aveux détaillés contre la liberté de ses proches. « Ce monsieur a été arrêté avec toute sa famille et sa conjointe », rappelle Dohora Blédé, l’avocat de Marcelle Akpoué, la gérante de Kibor Africa, décrite par M. Devesa Mera comme sa société-écran : « A ce jour, nul ne sait ce qu’elles sont devenues. Mais depuis qu’elles ne sont plus sur le sol ivoirien, M. Devesa a commencé subitement à être très prolixe sur le dossier. »

L’Espagnol serait « un roitelet dans ce dossier », s’indigne Me Blédé : « Celui qui se vante d’être un narcotrafiquant est chouchouté par le tribunal et par l’Etat ! Il est détenu à l’Ecole de gendarmerie alors que presque tous les autres sont à la MACA [Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan]. Il prend la parole quand il veut et, quand il le fait, ce qu’il dit est parole d’Evangile ! »

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Guillaume Koffi, l’avocat de Karamoko Dosso, le commissaire de police de San Pedro, abonde dans son sens. M. Devesa Mera est « la star » du procès, dénonce-t-il, « l’arbitre qui donne carton rouge ou carton vert aux autres détenus », condamnant ceux qu’il a pointés comme ses complices et disculpant les autres. « Par manque d’éléments concrets, le tribunal s’est basé uniquement sur les dires d’un prévenu », dénonce Me Koffi.

Dans cette enquête, hâtive et incomplète selon la majorité des avocats, manque en effet la vérification d’éléments essentiels, comme l’arrivée de la frégate de la marine française au port de San Pedro, le 9 février 2022.

Selon M. Devesa Mera, c’est grâce à la collaboration du commandant de la base navale de San Pedro, Guy Serge Leila Kouassi, qu’il a pu accélérer le débarquement de sa cargaison de cocaïne et prendre ainsi de vitesse le navire français. Sauf qu’aucune vérification n’a été faite sur la concordance des dates, rappelle Luc-Hervé Kouakou, l’avocat de M. Leila Kouassi, et que les hommes de l’ex-commandant n’ont pas été auditionnés. « Le droit pénal est censé être précis, martèle-t-il. On n’est pas dans des approximations. »

« Fantaisiste »

La question de l’absence de plusieurs témoins clés est également plusieurs fois soulevée. Pourquoi le tribunal n’a-t-il appris que le 11 mars la mort, cinq mois plus tôt, de Mariam S., la travailleuse du sexe qui a lancé l’alerte sur la présence de cocaïne dans la villa de M. Valencia Sepulveda après que celui-ci l’a agressée, et qui devait se constituer partie civile ? Où se trouve l’adjudant Kossonou, qui aurait escorté le véhicule chargé de cocaïne de San Pedro à Abidjan ?

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Et pourquoi le juge d’instruction n’a-t-il pas convoqué le signataire des laissez-passer dont bénéficiaient les associés de Kibor Africa pour éviter les contrôles de police ? Il s’agit pourtant d’une figure de l’armée : l’officier supérieur Ange Kessi, commissaire du gouvernement à la tête du tribunal militaire d’Abidjan pendant vingt-trois ans, parti à la retraite en janvier 2023.

Plusieurs avocats n’hésitent pas à remettre frontalement en cause le rôle de l’Etat, qui, s’estimant victime de « préjudices sociaux, financiers, politiques et institutionnels », s’est constitué partie civile. « L’Etat n’aurait dû procéder ainsi que s’il n’avait pas d’autre instrument à sa disposition », rappelle Me Traoré, l’avocat de l’homme d’affaires français Dominique Amata, accusé de fraude fiscale et d’association de malfaiteurs : « Or il dispose d’un instrument, l’administration fiscale, qui n’a pas déposé de plainte contre mon client et ne peut pas justifier un préjudice ici. L’Etat ne peut pas s’inviter dans tous les débats au pénal ! »

D’autant que le réquisitoire du parquet comportait déjà un volet financier, souligne Rodrigue Dadjé, l’avocat d’Aitor Picabea et José Maria Muniz, deux Espagnols accusés d’avoir aidé M. Devesa Mera au sein de Kibor Africa. Si le tribunal donne suite aux requêtes de la partie civile et au parquet, l’Etat ivoirien devrait donc percevoir un double dédommagement. Une éventualité « fantaisiste », selon Me Dadjé : « En réalité, l’Etat est incapable de justifier ces dizaines de milliards de francs CFA [soit des dizaines de millions d’euros] qu’il est en train de demander aux prévenus. »

« Conseil de discipline »

Même la défense de M. Devesa Mera charge l’Etat, qui « n’a pas le bon rôle dans ce dossier ». « A sa place, je ferais profil bas, soutient Me Touré. C’est à cause de ses errements et de ses manquements que nous sommes là. L’Etat a échoué à sécuriser ses frontières, à traiter correctement ses fonctionnaires pour qu’ils ne soient pas tentés par la corruption. »

Ainsi, avance Me Kouakou, M. Leila Kouassi n’avait « d’autre choix que de s’associer à Miguel Angel Devesa Mera » puisque la base maritime de San Pedro ne possède pas de quai : « Aussi curieux que cela puisse paraître, la base maritime n’a pas de frégate ni aucune véritable embarcation, seulement de petits bateaux qui sont mis à quai dans la marina de Miguel Angel Devesa Mera. »

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L’avocat de Karamoko Dosso, qui a reconnu avoir profité de la générosité du narcotrafiquant espagnol, admet ouvertement la corruption de son client. « Peut-être qu’il manque de flair, oui, peut-être que c’est un mauvais policier ! », lance Me Koffi à la fin de sa plaidoirie. Le commissaire Dosso se tasse un peu plus sur sa chaise. Plusieurs avocats éclatent de rire. « Peut-être qu’il aime trop l’argent. Peut-être qu’il est corrompu. Peut-être qu’il ne vaut rien. Mais ce n’est pas un trafiquant de drogue ! »

Pour lui, le tribunal s’est appesanti sur les fautes déontologiques et morales des inculpés plus qu’il ne s’est interrogé sur leur appartenance effective au trafic de cocaïne. « Au cours de ce procès, conclut-il, on a moins eu l’impression d’être devant un tribunal correctionnel qu’un conseil de discipline. »

Avant que le tribunal se retire pour délibérer, le micro est tendu, une dernière fois, aux prévenus. C’est logiquement au premier rôle que revient le mot de la fin. « Tout ce que je peux dire, c’est que je suis coupable, déclare M. Devesa Mera en accusé modèle. Je demande pardon au tribunal et je purgerai ma peine pendant les prochaines années, en aidant la justice de Côte d’Ivoire autant que je le peux. » Le verdict est attendu le 7 mai.

Trafic de cocaïne en Côte d’Ivoire : les chroniques du procès

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