De l’afrobeat à l’afrobeats, ce petit « s » qui fait toutes les différences

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« Plongez dans les rythmes envoûtants de l’afrobeat », enjoint la newsletter d’une agence de communication, tandis que dans un autre courriel, une attachée de presse vante les mérites d’un artiste à « l’univers sonore vibrant, fusionnant les influences afro-urbaines et afrobeat ». Des messages de ce genre, l’auteur de ces lignes en reçoit régulièrement, mais il suffit de cliquer sur le lien d’écoute pour se rendre compte que la marchandise ne correspond pas toujours à l’emballage : au lieu des cascades de cuivres enfiévrés auxquelles on pourrait s’attendre en lisant le mot « afrobeat », on se retrouve avec un morceau sirupeux oscillant entre R&B et rumba congolaise…

Communicants, salles de concert, médias… L’erreur est courante et n’épargne pas Le Monde, qui, il y a quelques années, présentait Tiwa Savage comme « l’ambassadrice de l’afrobeat au féminin ». Or l’artiste nigériane, si elle est une figure de proue de l’afrobeats (avec un « s »), n’a que peu à voir avec l’afrobeat (sans « s ») inventé par ses compatriotes Fela Kuti (1938-1997) et Tony Allen (1940-2020) au début des années 1970. Alors que l’afrobeats s’impose désormais comme un genre majeur à travers le monde, une mise au point s’impose : leurs noms sont trompeurs, certes, mais ces deux styles musicaux cultivent bien plus de différences que de points communs.

D’abord sur la forme. L’afrobeat est l’héritier du highlife, un genre né au début du XXe siècle dans l’actuel Ghana et qui, pour faire simple, découle d’une fusion entre musiques ouest-africaines, caribéennes et occidentales. A cette base, Fela Anikulapo Kuti, de retour d’une tournée américaine avec son premier groupe, les Koola Lobitos, va ajouter des influences de jazz et de funk tout en se rapprochant un peu plus des polyrythmies africaines. Il en résulte une musique orchestrale portée par d’importantes sections de cuivres et de percussions et par la présence de nombreuses choristes.

Quant à l’afrobeats (appelé aussi « afropop » et « afrofusion », pour compliquer un peu plus les choses), il est apparu dans les années 2000 à Lagos, avec des artistes comme D’Banj ou le groupe P-Square, et s’inscrit dans le sillage des « musiques urbaines », empruntant ses rythmes au dancehall, ses mélodies au R&B et son mode de production au hip-hop, tout en intégrant lui aussi des éléments issus des musiques ouest-africaines, dont le highlife. Mais ici, pas besoin d’une pléthore d’instruments ; un ordinateur équipé d’un clavier et d’un logiciel de composition suffit, auquel on ajoutera le correcteur de voix Auto-Tune afin de gommer la moindre aspérité sonore.

Bling-bling

Et sur le fond ? Si Fela Kuti utilisait sa musique pour pourfendre la dictature et la corruption – ce qui lui vaudra plusieurs passages en prison – au fil de longs morceaux dépassant régulièrement les dix minutes, les artistes d’afrobeats, eux, privilégient des thèmes plus consensuels voire carrément bling-bling (sentiments, sexe, argent, réussite…) dans des chansons taillées sur mesure pour les plateformes de streaming, où leur brièveté est l’assurance de revenus meilleurs – l’écoute de trois morceaux de trois minutes rapportant plus, par exemple, que celle d’un seul morceau de neuf minutes.

Il existe cependant des exceptions. Ainsi, lors du mouvement « EndSARS » contre les violences policières au Nigeria, en 2020, plusieurs artistes d’afrobeats, dont Wizkid, Davido ou Tiwa Savage, ont mis leur popularité au service de la cause. Et la chanson Ye, de la mégastar Burna Boy, est devenue l’hymne du mouvement de protestation. Le chanteur de 33 ans est d’ailleurs l’un des rares à aborder dans ses lyrics des problèmes sociaux tels que le manque d’eau et d’électricité et à revendiquer haut et fort l’héritage de Fela Kuti, dont il a samplé plusieurs morceaux – notamment Shakara dans My Money, My Baby.

De fait, l’héritage du « Black President » est aujourd’hui moins présent, musicalement parlant, au Nigeria que dans des capitales européennes comme Londres, Paris ou Berlin, où de nombreux groupes, issus ou non de la diaspora, ont repris le flambeau de l’afrobeat – certes avec moins de fougue. A Lagos, le New Afrika Shrine, successeur du célèbre club fondé par Fela Kuti, est toujours en activité, mais les artistes qui y proposent de l’afrobeat sont principalement les fils du fondateur, Femi et Seun Kuti, rejoints récemment par Made Kuti, le fils de Femi. Aucune autre formation nigériane, aujourd’hui, n’émerge sur la scène mondiale pour porter les couleurs de l’afrobeat.

En revanche, Lagos est bien la capitale de l’afrobeats. Les représentants de ce genre y sont légion et, fers de lance du « soft power » nigérian, font des émules un peu partout en Afrique et jusqu’en Europe. A tel point qu’en France, les morceaux de nombre d’artistes présentés comme « rappeurs » sont en fait bien plus proches de l’afrobeats que du hip-hop… Mais cette fois, la confusion tient à bien d’autres choses qu’un simple « s ».

Retrouvez tous les épisodes de la série « Dans les coulisses de l’afrobeats » ici.

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