« En Afrique, Paris n’a pas su réfléchir au nouveau contexte géopolitique »

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Directeur du bureau régional de l’Institut d’études de sécurité pour l’Afrique de l’Est, à Addis-Abeba, le chercheur Paul-Simon Handy est un ancien membre du panel d’experts des Nations unies sur la République centrafricaine (RCA).

Une multitude de forces militaires et paramilitaires opèrent en Afrique sous différents motifs. Cela traduit-il une nouvelle forme de conflictualité sur le continent ?

La conflictualité en Afrique est aujourd’hui caractérisée par une prolifération de groupes armés, dont certains extrémistes, violents et terroristes, avec des revendications locales et non nationales. Face à ces mutations, les instruments traditionnels, notamment les opérations de maintien de la paix, les interventions unilatérales de la France, de l’Union européenne ou de l’Union africaine, n’ont pas su s’adapter. Cependant, je ne suis pas sûr que les nouveaux acteurs comme le russe Wagner, qui a échoué au Mozambique, soient la solution. Chacun tente en fait de s’adapter à cette nouvelle donne et d’ajuster les instruments traditionnels pour y répondre.

Trente ans après la fin de la guerre froide qui marqua le désinvestissement des grandes puissances de l’Afrique subsaharienne, est-ce le retour à une concurrence, mais cette fois élargie à de nouveaux acteurs ?

Je remets en question cette idée d’un désinvestissement des grandes puissances de l’Afrique. L’Union soviétique n’existait plus, mais la France, qui était la principale intervenante en Afrique, est restée présente surtout dans le domaine de la sécurité. A mon avis, ce sont davantage les formes d’engagement qui ont changé. Il y a eu une augmentation des opérations de maintien de la paix et les pays européens se sont concentrés sur le renforcement des capacités africaines.

Aujourd’hui, les pays africains tirent parti de la mondialisation. Ils ont à leur disposition une palette d’offres qui, disent-ils, leur permettent de ne plus être dépendants d’un seul acteur. Plutôt que de concurrence accrue, je parlerais de diversification des offres. Parler de concurrence signifierait que les puissances se battent et que les Etats africains sont passifs. Ils ne le sont pas, ils multiplient juste leurs partenariats dans un marché plus ouvert.

Sommes-nous entrés dans une logique de nouvelle guerre froide ?

J’ai le sentiment que cette fois la guerre sera beaucoup moins froide, que cette logique de rivalité va aboutir à des confrontations par procuration, avec un risque de confrontation directe. Le continent n’a jamais été pacifié et, s’il connaît peu de guerres inter-Etats, il y a aujourd’hui une menace grandissante de confrontations entre Etats par partenaires extérieurs interposés.

Comment analysez-vous le développement des sociétés militaires privées (SMP) ? N’est-ce pas le signe d’une politique de défense au rabais ?

Les SMP ne sont pas nouvelles, même si nous constatons une accélération du phénomène. Les Etats-Unis en ont été les principaux utilisateurs en Afrique, en Irak et en Afghanistan. Ce qui est notable désormais, c’est la visibilité donnée au Groupe Wagner, alors que le recours à ces sociétés répondait au besoin d’éviter aux gouvernants d’être tenus pour responsables de certains actes. Toutefois, le recours aux SMP par la Russie, et dans une certaine mesure par les Etats-Unis, soulève le problème de fond de l’adéquation des instruments existants face aux menaces auxquelles sont confrontés les Etats. Ces derniers disent qu’ils ont besoin de souveraineté, mais cet impératif s’accompagne d’une incapacité à assurer leur sécurité. De ce fait, ils recourent au mercenariat pour recouvrer le contrôle de leur territoire. C’est un aveu d’échec car la logique de privatisation de la sécurité à moindres frais ne résout pas le vrai problème de la stabilité à long terme des pays africains.

« Isyo kwo sya thela ? I & II » (« Is the Food Over ? »), 
de Kaloki Nyamai. Diptyque, technique mixte, 
200 x 200 cm (par panneau), 2024.

La Russie est présente sur les côtes libyennes et progresse vers celles d’Afrique de l’Ouest. Pensez-vous que Moscou a l’intention de jouer sur les flux migratoires en direction de l’Europe avec des conséquences politiques prévisibles ?

Moscou va certainement frapper là où ça fait mal. La question de la gestion des flux migratoires est stratégique pour l’Europe, or la présence de la Russie au Soudan ou dans le golfe de Guinée lui donne un levier pour influencer les flux migratoires et peser sur la vie politique européenne. C’est une stratégie que la Russie n’hésiterait certainement pas à mettre en œuvre si les Etats se pliaient entièrement aux injonctions de Moscou.

Après le départ forcé de ses soldats du Mali, du Burkina Faso puis du Niger, la France, qui a multiplié les opérations extérieures sur le continent, est-elle encore un acteur militaire majeur sur le continent ?

La France reste une puissance importante sur le continent, mais ses positions sont en train d’être revues et elle n’est pas la seule dans ce cas. Il faut mettre les déconvenues de la France en perspective avec celles des Etats-Unis, en Irak et en Afghanistan, de Wagner au Mozambique par exemple. On ne mène pas la lutte contre le terrorisme de la même manière qu’une interposition entre belligérants. Il y a une inadaptation des réponses aux problèmes posés.

Aujourd’hui, en Afrique, il n’y a pas seulement un art occidental de perdre les guerres, mais un art global de les contenir sans jamais les gagner. C’est ce qui remet en question la position de la France qui aurait échoué dans ses opérations extérieures. Son échec a été plus politique que militaire. Les décisions de se retirer ont souvent posé des problèmes. Enfin, Paris n’a pas su réfléchir au nouveau contexte géopolitique et je trouve inquiétant qu’on utilise désormais de plus en plus l’alibi russe pour expliquer les déconvenues des opérations extérieures, comme l’opération « Barkhane ». La France devrait se poser la question de savoir ce qui n’a pas marché, au lieu de chercher des boucs émissaires comme Wagner.

Lire aussi le décryptage (2022): Article réservé à nos abonnés « Barkhane », défaite d’une utopie politico-militaire

Paris s’est donné pour feuille de route de réduire le nombre de ses soldats dans ses différentes emprises. Pourquoi ne pas les fermer si elle considère que c’est aujourd’hui l’une des raisons de la contestation de sa politique en Afrique ?

Il y a un paradoxe dans cette démarche, car la France dit d’un côté qu’elle va privilégier les partenariats, mais, de l’autre, elle annonce seule la fermeture de bases militaires. Cela me semble être une réaction hâtive et impulsive. Au moment où l’on reproche à la France d’avoir des bases militaires en Afrique, d’autres pays comme la Russie et l’Arabie saoudite viennent d’annoncer de nouvelles bases, respectivement au Soudan et à Djibouti. Les Etats-Unis négocient une base en Afrique de l’Ouest après leur expulsion du Niger. Ce n’est pas le principe des bases étrangères qui est remis en question, mais bien la présence française, ce qui nous ramène à l’échec politique des opérations extérieures et à la nécessité d’en comprendre les causes.

Après avoir retiré l’essentiel de leurs hommes à la suite du fiasco somalien, les Etats-Unis sont-ils en train de prendre le même chemin de sortie que les Français, comme pourrait l’indiquer leur expulsion du Niger ?

Derrière ce qu’on appelle souvent des attitudes antifrançaises, il existe une sorte de nébuleuse anti-occidentale. Les Américains ont traditionnellement une appétence limitée pour les interventions militaires en Afrique car leurs intérêts vitaux y sont plutôt minimes. Quand bien même les Etats-Unis voudraient prévenir une implantation russe sur le continent africain, le quartier général d’Africom [commandement des Etats-Unis pour l’Afrique] est toujours basé en Allemagne. Et si Washington marque une frustration devant le démantèlement de sa base au Niger, son inquiétude concerne surtout une présence continue russe dans ce pays et la vente d’uranium à l’Iran. Les motivations américaines n’ont rien à voir avec l’Afrique.

Lire le décryptage | Article réservé à nos abonnés Les militaires américains sur le départ au Niger et sous pression au Tchad

En Centrafrique et au Mozambique, le Rwanda a déployé des soldats pour aider des gouvernements qui n’arrivaient pas à venir à bout d’insurrections politico-militaire ou djihadiste. Est-ce un modèle qui pourrait faire école, sachant que des entreprises rwandaises en bénéficient dans un deuxième temps ?

Pour juger de son efficacité, il faut déjà noter la spécificité de la RCA, où les rebelles sont souvent étrangers et profitent du vide laissé par l’Etat. Au Mozambique, l’insurrection djihadiste a été contenue, mais l’exploitation gazière n’a toujours pas repris. S’il est vrai que les militaires rwandais sont bien organisés et qu’il peut sembler normal que le Rwanda, l’un des pays les moins avancés économiquement, se fasse rémunérer, ne préjugeons ni du succès ni de l’échec sur le long terme de cette intervention. Il est par ailleurs assez paradoxal que les interventions extérieures considérées comme néocoloniales soient gratuites quand celles des nouveaux acteurs sont payantes, sans que cela fasse scandale.

Quel autre Etat africain pourrait imiter le Rwanda ?

En réalité, très peu d’armées ont le savoir-faire et l’expertise du Rwanda et possèdent la volonté de les vendre à l’extérieur, en dehors des organisations de maintien de la paix des Nations unies. L’Algérie a su juguler son insurrection islamiste et a changé en 2020 sa Constitution pour permettre le déploiement de son armée hors de ses frontières, mais elle ne l’a cependant toujours pas fait. Les autres puissances militaires que sont l’Egypte, le Maroc, l’Afrique du Sud ou l’Ethiopie sont concentrées sur leurs défis internes. Quand elles sont déployées dans des conflits de haute intensité à l’extérieur, comme le Kenya, le succès n’est pas toujours au rendez-vous.

Les casques bleus ont été poussés vers la sortie au Mali. Ils sont critiqués depuis des années en République démocratique du Congo. Au Soudan comme en République centrafricaine, les résultats d’années de déploiement sont contestés. Le temps des opérations de maintien de la paix des Nations unies est-il révolu ?

S’il n’est pas en voie d’extinction, il est en tout cas en train d’être remis en question. L’actualité montre que, partout où des opérations ont été déployées, il y a eu une amélioration de la situation mais pas forcément de solution durable au conflit. Les opérations de maintien de la paix de l’ONU ou de l’Union africaine sont trop lourdes pour répondre de manière décisive à des situations d’insécurité qui impliquent, par exemple, de faire la guerre. Les Rwandais réussissent en RCA parce qu’ils sont prêts à faire la guerre. Les Nations unies doivent aujourd’hui se demander s’il ne faut pas passer du maintien de la paix à l’imposition de la paix.

Sinon, les Etats se tourneront-ils vers des entités qui sont capables de leur proposer ce service ?

Lorsqu’on voit des Etats comme le Mali ou la RCA qui sont hôtes d’une opération de maintien de la paix et qui estiment qu’ils ont assez d’argent pour se payer les services d’une société comme Wagner, au-delà de l’indignation, il faudrait se poser la question de savoir pourquoi ils le font. Qu’est-ce que cela dit des solutions internationales proposées ? Certes, il y a souvent une volonté des dirigeants de ces pays de garantir leur maintien à la tête de l’Etat.

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Toutefois, leurs populations estiment que les interventions n’ont pas réellement stabilisé leurs pays ou déployé tous les efforts dans ce sens. Les déploiements bilatéraux sont le reflet de ces préoccupations. Cela pose la question des attentes envers les opérations de maintien de la paix et de leurs ambitions. Deux décennies après l’irruption du concept de stabilisation dans les interventions onusiennes en Afrique, le bilan est maigre. Mais l’on peut aussi s’interroger : est-ce vraiment le rôle d’une organisation internationale de régler une crise interne dans des Etats en construction ?

Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Entre brutalité et prédation, comment Wagner pacifie la Centrafrique

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