Katherine Mansfield : écrire court, vivre vite

L’écrivaine britannique Katherine Mansfield, en 1913.

Il y a cent ans, le 9 janvier 1923, au cimetière d’Avon (Seine-et-Marne), près de Fontainebleau, un tout petit cortège s’ébranlait. On venait d’enterrer « la nouvelliste du bout du monde » comme on l’appelait à l’époque, Katherine Mansfield, de son vrai nom Kathleen Beauchamp. Née trente-quatre ans plus tôt à Wellington, en Nouvelle-Zélande, Mansfield avait choisi comme nom de plume celui de sa grand-mère et signé ainsi ses premiers textes, à 14 ans. Grande-Bretagne, Allemagne, France : c’est aussi à cet âge que la jeune fille avait quitté son île pour aller étudier d’abord, puis vivre ensuite, en Europe, une existence de femme libre. Une vie préma­turément abrégée par le fléau d’alors, la tuberculose, mais riche en rebondissements, scandales, amours de toutes ­sortes.

Dans ce court laps de temps, Mansfield, inspirée par le modernisme et nourrie de Tchekhov (18601904), aura contribué à révolutionner l’art des histoires courtes qui composent l’intégralité de son œuvre si l’on excepte la Correspondance (Lettres, Stock, 1985) et le Journal (Stock, 1932 ; rééd. 2008). En 2006, la collection « La cosmopolite » (Stock) avait rassemblé l’essentiel de ces bijoux en quelque mille pages intitulées Les Nouvelles. La réédition des recueils Félicité, La Garden Party et Le Nid de colombes suivi de Pension allemande (1920, 1922, 1923), chez Archi­poche, et la parution d’un autre, Révélations, chez Mikros, est l’occasion d’y étudier de près la recette de la nouvelle selon Mansfield : « Examiner les choses visibles et ­celles qui ne le sont pas », mêler à l’essence de la joie quelques gouttes de mélancolie pure, pimenter d’étrangeté, faire intensément vibrer le tout.

Vibration

Ah, le fameux vibrato de Casals ou de Rostropovitch ! Tous les violoncellistes vous le diront, cet art de moduler la note pour créer une sorte d’ondulation sonore peut changer complètement l’effet produit par un morceau. Quand elle était jeune, Katherine Mansfield le savait parfaitement, elle aussi. Elle rêvait d’une carrière de violoncelliste professionnelle, mais son père – homme d’affaires et futur directeur de la Banque de Nouvelle-Zélande – s’y opposa. Devenue écrivaine – non sans avoir, pour lui faire plaisir, suivi un cursus de dactylographie ! –, Mansfield transposa, si l’on peut dire, cette technique des cordes aux mots. Son écriture est faite de ces moments suspendus.

Dans ses nouvelles se déploie une virtuosité jamais gratuite, un phrasé en mineur qui, avec une sensibilité inouïe, exprime la perception la plus ténue, et souvent la fêlure. Sa contemporaine Virginia Woolf (1882-1941), qui avait l’oreille on ne peut plus fine elle aussi, l’avait tout de suite repérée. Et appréciée. Non sans une once d’envie. Juste après la mort de son amie et rivale, Woolf avouait dans son Journal (1915-1941, Stock, 2008 pour la version intégrale) : « Lorsque je me suis mise au travail, il me semblait qu’écrire n’avait aucun sens. Katherine ne me lirait pas. » Et dans un même élan d’honnêteté, elle ajoute plus loin : « Je ne voulais pas l’avouer, mais j’étais jalouse de son écriture, la seule écriture dont j’aie jamais été jalouse. Elle avait la vibration. »

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