la brigade de « lutte contre le désordre urbain » accusée d’exactions sur des vendeuses ambulantes

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L’affaire a commencé par une vidéo de cinq minutes, diffusée d’abord à la mi-octobre dans la communauté guinéenne d’Abidjan, puis plus largement sur les groupes WhatsApp ivoiriens. On y voit une jeune femme nue, allongée sur le ventre. D’énormes hématomes noirs et rouges recouvrent ses fesses et ses cuisses, zébrées par ce qui apparaît comme des coups de fouet. La caméra balaie son corps et révèle d’autres hématomes sur les jambes, les bras, les côtes. La victime s’appelle Véronique Loua. Ressortissante guinéenne de 32 ans, mère de trois enfants, elle était vendeuse de chips de banane plantain sur l’un des grands carrefours de Koumassi, une commune d’Abidjan.

Elle accuse des agents de la brigade dite « de lutte contre le désordre urbain » de l’avoir arrêtée, séquestrée et torturée sous prétexte d’une opération « d’assainissement » visant à chasser les mendiants et les vendeurs ambulants. Véronique Loua n’est pas la seule dans ce cas : Le Monde a recueilli trois témoignages similaires. D’après la fondation Haba Afrik, une ONG ivoirienne qui recueille leurs dossiers, elles seraient au moins une vingtaine à avoir subi les exactions de ces agents municipaux.

Lancée le 22 juillet par le ministre-gouverneur du district d’Abidjan, Ibrahim Cissé Bacongo, cette brigade de 295 hommes a pour mission de détruire les stands de vente de nourriture, de téléphonie et de vêtements, accusés d’encombrer les trottoirs, et de chasser vendeurs ambulants et mendiants des chaussées. Leurs méthodes, parfois violentes, ont été documentées par plusieurs vidéos sur les réseaux sociaux et dans les médias. On voit ainsi, dans un reportage diffusé le 5 août sur France 24, une vieille dame embarquée de force, les pieds en avant, dans un pick-up de la brigade. Rien ne filtre, en revanche, du sort des vendeurs et mendiants arrêtés.

« Ils ont pris beaucoup de mes sœurs avant moi »

Mais au sein de ces groupes, les récits circulent. En particulier parmi les vendeuses ambulantes guinéennes. « Quand quelqu’un les voit arriver, il donne l’alerte, et tout le monde court pour essayer de se cacher », raconte Véronique Loua, dans les locaux de la fondation Haba Afrik, où elle a accepté de témoigner auprès du Monde mercredi 6 novembre. « Pour moi, c’était la première fois, mais ils ont pris beaucoup de mes sœurs avant moi. » Elle interrompt parfois son récit pour grimacer de douleur : la station assise lui est encore pénible, trois semaines après les faits.

« C’était le mercredi 16 octobre, un peu après 19 heures au camp commando de Koumassi », dans le sud d’Abidjan, se souvient Véronique Loua. La zone est prisée des vendeuses ambulantes en raison de sa proximité avec l’aéroport. « Les gens ont commencé à crier que les agents du district arrivaient, donc j’ai essayé de fuir. Mais ils m’ont attrapée et m’ont mise dans leur 4×4, avec mon amie Angeline qui vendait avec moi. Les hommes étaient habillés en noir et portaient une cagoule, leur voiture était blanche et sans plaque [d’immatriculation]. » Le véhicule a ensuite conduit les trois vendeuses dans un appartement réquisitionné, face à l’ancienne mairie de Koumassi. Véronique Loua a eu le temps d’avertir son conjoint, Félix Haba, avant que les agents lui confisquent son téléphone.

« Ils avaient attrapé neuf personnes, ce soir-là, poursuit Véronique Loua. Mais c’est moi qu’ils ont choisie. Il y avait une chambre et un salon. Ils nous avaient réunis dans le salon, mais l’un d’eux m’a emmenée dans la chambre. Il m’a déshabillée, il m’a frappée. J’ai demandé pardon, mais il n’a pas arrêté de me frapper. » L’homme utilisait un fouet improvisé fait de câbles électriques tressés.

« Pendant qu’il tapait, il disait qu’après avoir vu mon corps, mes camarades allaient arrêter de vendre sur la route. Il m’a tenue par le cou pour me forcer à m’allonger, il m’a frappée sur les fesses jusqu’à ce que je perde connaissance. » Lorsqu’elle revient à elle, un autre homme vient la chercher et la rhabille pour la conduire à son conjoint. Celui-ci dit avoir dû verser une somme de 45 000 francs CFA (69 euros) pour la faire libérer.

La fondation Haba Afrik, qui vient en aide aux populations précaires d’Abidjan, a eu vent de l’affaire le 22 octobre, lorsqu’elle a reçu la vidéo de Véronique Loua, tournée par ses sœurs. Quand elle se rend chez Mme Loua, son état s’est dégradé et nécessite une hospitalisation d’urgence. Sa voisine de 19 ans, Angeline Haba, se signale également et exhibe ses plaies. « Quand ils nous ont attrapées avec tantie Véronique, je ne me suis pas laissée faire, je leur ai dit que je ne voulais pas monter », raconte-t-elle dans les locaux de l’ONG. C’est une jeune fille mince couronnée de petites tresses, les bras et les jambes couverts de cicatrices. « Ils m’ont traînée sur le goudron et ils m’ont frappée. Ensuite, ils m’ont mise dans la voiture, ils m’ont emmenée au même endroit, et là-bas ils m’ont frappée encore, avec des câbles. »

Les autorités démentent fermement

L’association a prévenu l’ambassade de Guinée en Côte d’Ivoire, qui a envoyé à ses frais Véronique Loua et Angeline Haba se faire soigner. Le certificat médical de Mme Loua établi lors de son hospitalisation, que Le Monde a pu consulter, liste « de multiples lésions ecchymotiques [hématomes profonds] aux membres supérieurs, au flanc gauche, aux fesses et aux membres inférieurs » et une « fracture parcellaire » de la hanche.

L’ambassadeur, Alseny Moba Sylla, a ensuite organisé une réunion d’urgence avec les autorités communales et transmis les témoignages de Véronique Loua et de son conjoint au ministère ivoirien des affaires étrangères, qui lui a promis de faire la lumière sur l’affaire. A Conakry, le chargé d’affaires de l’ambassade ivoirienne, Lambert Sob Esmel, a été convoqué le 25 octobre au ministère guinéen des affaires étrangères.

Le communiqué publié par le ministère à l’issue de leur entretien mentionne « un incident qui s’est produit avec la police municipale de Koumassi qui a battu deux jeunes dames guinéennes ». Il précise que le ministre guinéen a « interpellé le chargé d’affaires sur la gravité de l’incident avant de demander l’application de la loi ».

Contre toute attente, alors que les victimes et la diplomatie guinéenne espéraient une rapide résolution de l’affaire, le district d’Abidjan nie, dans un communiqué publié le 4 novembre, toute responsabilité dans l’incident. « Après toutes les recherches effectuées dans ses services compétents », assure-t-il, le district « n’est ni de près ni de loin concerné par l’accusation dont il est l’objet et qui constitue la première depuis la mise en service de la brigade spéciale de lutte contre le désordre urbain ».

Cinq dépositions de vendeuses

Le district affirme que certaines personnes se sont déjà fait passer pour des agents de la brigade pour « des pratiques malsaines », sans leur attribuer directement l’agression de Mme Loua. Et conclut le communiqué par la menace « d’engager des poursuites judiciaires contre quiconque tenterait de ternir injustement sa réputation ». Le gouvernement ivoirien dit avoir été informé. Après avoir été prévenu par l’ambassadeur guinéen, le ministère des affaires étrangères a transmis le dossier à l’intérieur.

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Car une enquête de police, ouverte au commissariat du 30e arrondissement, a été transmise à celui du 6e arrondissement, où s’est déroulée l’affaire. Les victimes disent avoir guidé la police sur les lieux des crimes, où celle-ci a effectué une perquisition et leur a confirmé avoir découvert des pièces à convictions, sans en préciser la nature. Mardi 5 novembre, cinq vendeuses ont fait leurs dépositions au commissariat : Véronique Loua, Angeline Haba et trois autres victimes, Delphine Fênanot, 30 ans, Jeanette Lamah, 30 ans, et Patricia Loua, 40 ans. Cette dernière a accepté de répéter son témoignage au Monde.

Elle explique avoir été enlevée « un vendredi d’octobre », dont elle n’a pas retenu la date. Elle aussi vendait des chips au grand carrefour de Koumassi. « Quand les agents du district sont arrivés, j’ai essayé de m’enfuir, mais je suis tombée et je me suis cassé la jambe, raconte-t-elle en kpelle, un idiome de Guinée forestière. Ils m’ont emmenée et m’ont gardée enfermée de 11 heures à 23 heures. Ils m’ont frappée sur tout le corps, surtout les fesses. J’avais si mal à la jambe que je n’arrêtais pas de pleurer et de prier, mais ils se moquaient de moi. Ils disaient que Jésus ne viendrait pas me sauver. » Patricia Loua n’a pas pu payer de soins à l’hôpital et sa fracture s’est mal résorbée : elle boîte. « Avant de me relâcher, ajoute-t-elle, ils m’ont mise nue et m’ont photographiée. »

Le tabou des violences sexuelles

Toutes les autres victimes disent également avoir été déshabillées de force et prises en photo ou en vidéo nues. Une manière de les humilier, mais aussi de les dissuader de porter plainte, en menaçant de diffuser ces images sur les réseaux sociaux. Par pudeur et par peur de la stigmatisation, elles éludent en entretien le sujet des violences sexuelles, mais la fondation Haba Afrik a reçu plusieurs témoignages de viols, voire de viols en réunion. L’une de ces vendeuses a raconté avoir été emmenée dans la forêt du Banco, en lisière d’Abidjan, où elle a été violée par plusieurs hommes. Les sévices ont provoqué une fistule gynécologique, qui l’a laissée incontinente. Elle est rentrée en Guinée et a refusé de répéter son témoignage.

Abidjan compte plusieurs centaines de vendeuses ambulantes originaires de Guinée forestière, analphabètes et sans papiers. Plusieurs habitants du quartier Gobelet avaient déconseillé aux victimes de porter plainte, craignant d’être la prochaine cible des « déguerpissements », ces destructions de quartiers précaires. Mais le caractère systématique et répété des sévices, ainsi que la gravité du cas de Véronique Loua, ont fini par les convaincre de briser l’omerta. Quant à l’ambassade de Guinée, elle doit organiser samedi 9 novembre une campagne d’enrôlement à Abidjan, pour permettre à ces femmes de recevoir une carte consulaire et espérer faire enfin valoir leurs droits.

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