« La France n’est plus une société de classes moyennes, elle est devenue une société de classes figées »

En réussissant à faire passer une tranche de chorizo pour une étoile aux yeux de milliers d’internautes, Etienne Klein a eu un grand mérite : nous inciter à renforcer notre regard critique. La force de l’habitude peut en effet nous entraîner à prendre, dès lors qu’elle est publiée par un physicien, une image de charcuterie pour le cliché d’un télescope. C’est la même force de l’habitude, et les biais cognitifs liés, qui sous-tendent les analyses conduites sur la société française depuis vingt ans. Elles en partagent toutes un, sous-jacent : la France serait un pays de classes moyennes. Elles s’attachent sur cette base à en mesurer les attentes, le malaise ou le déclin. De l’annonce de la dérive des classes moyennes (Louis Chauvel, 2006) à celle de l’émergence d’une « hyperclasse moyenne » (Eric Maurin et Dominique Goux, 2012) jusqu’au constat de leur « sentiment de déclassement » (Lucas Chancel, 2022), la pertinence même du prisme retenu n’est pas interrogée.

Lire aussi la tribune : Article réservé à nos abonnés « Le sentiment de déclassement des classes moyennes a toutes les chances de s’aggraver sans une révolution fiscale et sociale »

Certes, au regard des définitions économiques utilisées pour appréhender les classes moyennes, elles existeront toujours dans la pyramide des revenus. Pour autant, ce n’est pas la grille de lecture la plus opérante pour analyser la société française de 2023. Elle nous empêche en réalité d’en appréhender la véritable ligne de fracture. C’est autour de la capacité sociale la plus inégalement répartie que se structure et se fracture aujourd’hui notre société : la possibilité de réagir face aux risques, aux incertitudes et aux crises. La France n’est plus une société de classes moyennes. Elle est devenue une société de classes figées, assommées d’injonctions à la résilience, mais privées dans les faits de toute capacité d’adaptation autre que l’acceptation de la dégradation de leur situation.

Les classes figées sont des classes empêchées. Empêchées, en premier lieu, dans leur relation au travail. Les conditions d’exercice au sein des services publics en sont une manifestation frappante. A l’hôpital, les soignants sont empêchés d’exercer leur métier dans des conditions correctes et n’ont pas les moyens d’arrêter le « glissement vers la maltraitance » qu’ils dénoncent. A l’école, les enseignants font part de leur impuissance face à « la dégradation inexorable de l’enseignement public ». Figés dans leur exercice professionnel par le manque de considération, de temps, de moyens, ils se retrouvent simultanément pris au piège de leur perte vertigineuse de pouvoir d’achat (25 % en vingt ans).

Deux réformes risquent d’accentuer l’enfermement des classes sociales, figées dans leur relation au travail. La réduction automatique du montant des allocations en fonction du taux de chômage emprisonnera un peu plus les demandeurs d’emploi dans une recherche mécaniquement compliquée par la spirale de la précarité. Le projet de réforme des retraites ferme quant à lui l’horizon des seniors, appelés à accumuler des trimestres sur un marché du travail qui ne les considère pas et les embauche encore moins, quand il ne dégrade pas irréversiblement leur condition physique.

Il vous reste 57.63% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Source