Une caresse dont on ne sait si elle est contrainte ou étreinte. Un geste qui pourrait faire signe ou qui tente peut-être de protéger. Une main, un abri, une ombre… Les corps photographiés par Joanna Piotrowska sont sous tension. Une tension impalpable, mais déroutante. Au fil de ses images, le domestique vire à l’étrange, le corps se fait alerte et résistance.
Formée au Royal College of Art de Londres après un passage à l’Académie des beaux-arts de Cracovie, la photographe polonaise de 38 ans semble être l’invisible marionnettiste de ceux qui lui servent de modèles. Saisis dans la glace de son noir et blanc, ils se prêtent à une danse du silence. Par des détails, trois fois rien, une position, un regard, ils inquiètent. Des étrangers du quotidien, qui font effraction dans leur propre domicile.
Aux prismes de l’économie, de la philosophie et de la phénoménologie, l’univers domestique devient un microcosme complexe et riche de sens. « La politique et l’histoire se nichent non seulement dans l’architecture du domicile, dans ses tapis, son mobilier, ses objets, mais aussi dans les relations familiales et leurs hiérarchies, les gestes de tous les jours, confiait-elle, en 2020, au magazine numérique ARTnews. J’aime regarder ces intérieurs et les présenter dans un contexte inattendu. »
Une « stratégie antispectaculaire »
Joanna Piotrowska s’inspire de différents types de psychothérapies et les nourrit de diverses influences. Le cinéma, bien sûr, qu’elle « consomme comme d’autres consomment de l’eau ». La chorégraphie, évidemment : elle a dû visionner des centaines de fois le Rosas danst Rosas (1997), d’Anne Teresa De Keersmaeker. On ne s’en étonnera pas, à découvrir ses mises en scène aussi limpides et mathématiques qu’une fugue de Bach, avec cette froideur des êtres qui cache des secrets troublants.
« Joanna Piotrowska crée des images qui nous font réfléchir à l’omniprésence et à l’ambiguïté des structures de pouvoir. » Joanna Bednarek, philosophe
Elle aime aussi les toiles métaphysiques de Giorgio De Chirico, les écrits de Franz Kafka, de Virginia Woolf, d’Alberto Moravia. Bref, tout ce qui relève de la lutte des corps contre l’emprise, qu’elle soit familiale, psychique, étatique… Elle en saisit le détail, l’âpreté. « Joanna Piotrowska déploie une stratégie antispectaculaire, décrit la philosophe Joanna Bednarek, spécialiste des liens entre féminisme et capitalisme, dans la monographie consacrée à l’artiste, Stable Vices (2021), aux éditions Mack. Elle crée des images qui nous font réfléchir à l’omniprésence et à l’ambiguïté des structures de pouvoir, au lieu de nous montrer le pouvoir lui-même dans toute sa violente gloire. »
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