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le feuilleton littéraire de Tiphaine Samoyault

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« Jacaranda », de Gaël Faye, Grasset, 282 p., 20,50 €, numérique €.

PAYS HANTÉ

Le deuxième roman de Gaël Faye était attendu, non seulement à cause de l’énorme succès de Petit pays (Grasset, 2016), mais parce que son auteur lui-même l’attendait. Huit ans séparent en effet Jacaranda du premier texte, ce qui est beaucoup, aujourd’hui, dans la vie ­littéraire. D’un livre à l’autre, il y a comme un effet de traîne : d’abord parce que certains personnages de Petit pays reviennent dans Jacaranda, mais aussi parce que la mémoire est toujours mal réglée et que les silences, les oublis, ­continuent à faire leur travail. Le temps qui sépare les deux romans double ainsi leur sujet : à mesure que le génocide des Tutsi au Rwanda (1994) s’éloigne, comment le présent compose-t-il avec ce qui le hante ?

Petit pays se passait au Burundi et parlait d’une enfance qui ressemblait beaucoup à celle qu’avait connue l’auteur dans ce pays. Il évoquait le génocide depuis cette position latérale et surtout depuis la guerre civile burundaise qui l’avait précédé en 1993. Jacaranda commence en France et parle d’une enfance qui ressemble beaucoup moins à celle de l’auteur, mais le roman se ­poursuit au Rwanda, où Gaël Faye vit aujourd’hui. Comme le Burundi, le Rwanda est un « petit pays », encore plus petit même : 26 338 kilomètres carrés ­contre 27 834 kilomètres carrés. En France, pour ramener à du connu, on dit « grand comme la Bretagne », ce qui est techniquement vrai (27 208 kilomètres carrés). Ni la géographie ni l’histoire ne rapprochent pourtant ces trois terres. Le Burundi et le Rwanda sont des pays sans mer – mais avec de grands lacs –, et leur histoire récente est marquée par la violence du dernier génocide du XXe siècle, commis par des voisins contre des voisins, ce qui, d’autant plus dans un « petit pays », rend impossible la vie en commun.

Comme toujours dans l’histoire, on répond à cet impossible par le silence et l’amnésie ; même en s’efforçant de libérer la parole dans des tribunaux à ciel ouvert, de grands pans de vérité sont ­occultés, la communauté reste brisée et muette. Gaël Faye inscrit ce mutisme dans la culture rwandaise – « Ne va pas remuer le passé, dit la mère à son fils, (…) ça ne se fait pas dans notre culture d’être indiscret » –, mais il est commun à toutes les cultures. Le traumatisme ouvre grand le trou de mémoire. Jacaranda raconte les raisons et les effets du silence sur quatre générations. Au centre, celle des enfants de 1994, qui ne comprenaient pas ce qui se passait et qui, survivants, se sont presque tous retrouvés exilés ; en amont, celles des parents et des grands-parents, qui ont perdu une grande partie de leurs familles ; en aval, celle des enfants nés après 1994, qui ­portent sans le savoir la mémoire traumatique en héritage. A celle-ci appartient Stella, qui passe son enfance solitaire sur les branches amicales de son jacaranda et, lorsque son arbre est abattu, se retrouve internée, incapable de vivre. Pour qu’elle réapprenne à parler, il faut que les autres lui parlent et puissent lui dire que, dans ce même arbre mauve, ont joué trois sœurs et un frère morts avant sa naissance. Cette parole est particulièrement difficile dans le cas d’un génocide caractérisé par sa brutalité inouïe et la fragmentation de ses acteurs (un cinquième de la population du pays a participé au génocide).

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