les membres fantômes de l’Allemagne contemporaine

L’East Side Gallery, segment du Mur qui sert de support à des œuvres de street art, à Berlin, en 2021.

« La Petite-Fille » (Die Enkelin), de Bernhard Schlink, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, « Du monde entier », 338 p., 23 €, numérique 17 €.

Certains grands romans parviennent à encapsuler toute une époque, à montrer comment l’histoire fait son chemin dans les recoins les plus intimes des familles et des êtres. Tel est le cas de Guerre et paix, dans le style épique, et tel est le cas aussi, dans un genre très différent, du nouveau livre de Bernhard Schlink, La Petite-Fille.

La comparaison naît chez Schlink lui-même, puisque le chef-d’œuvre de Tolstoï se trouve être le préféré du protagoniste, le libraire Kaspar Wettner. Loin des batailles napoléoniennes, on évolue ici sur un autre terreau favori de la littérature romanesque ou théâtrale : les intrigues familiales, les enfants perdus et récupérés à l’issue de quêtes ménageant bonheur et déception, les retrouvailles dramatiques avec des parents disparus. Bernhard Schlink, un des écrivains allemands contemporains les plus importants, auteur notamment de ce succès mondial que fut Le Liseur (Folio, 2014), a su peindre une fresque aux dimensions de l’Allemagne d’après-guerre. Qui veut comprendre l’Allemagne contemporaine devra désormais lire La Petite-Fille. L’inquiétude qui l’imprègne tient moins à l’oubli sans regrets de la République démocratique allemande (RDA) qu’à la vitalité inattendue de l’idéologie nazie, y compris dans les générations montantes.

Généalogie perdue

Familier des décors paisibles de l’ouest du pays, où certaines villes épargnées par les bombardements alliés témoignent d’une relative continuité avec le passé, Bernhard Schlink a cette fois décentré son récit vers Berlin, capitale des déchirements historiques. Ici vit le modéré et rêveur Kaspar, né dans le classique milieu rhénan des fils de pasteur, rejeton peut-être ultime – telle est l’une des questions posées par l’ouvrage – de la « bourgeoisie cultivée » (Bildungsburgentum) dont le modèle dominant s’étiole et peine à se transmettre. A 71 ans, Kaspar, comme bien d’autres héros de Schlink, éprouve que tout effort contre l’oubli implique un combat et même une enquête quasi policière afin de reconstituer une généalogie perdue : le rapport au réel suppose de surmonter des ruptures abyssales qui n’ont épargné ni les foyers ni les existences personnelles.

L’écriture de Schlink se distingue par une maîtrise étonnante de la diversité des points de vue. Le principal regard est ici porté par Kaspar − prénom qui rappelle Kaspar Hauser, célèbre jeune homme amnésique retrouvé sur les routes allemandes à l’ère romantique, dans la décennie 1820-1830. Quelques traits du héros évoquent aussi la biographie de l’auteur. Comme lui, il aide une Allemande de l’Est à fuir, il apprécie la communication non verbale à travers la musique ou le massage, il pratique volontiers la littérature du XIXe siècle…

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