
L’annulation, in extremis, des manifestations prévues dimanche 12 février à Addis-Abeba n’ont pas apaisé les tensions qui déchirent l’Eglise orthodoxe en Ethiopie. La crise a commencé le 22 janvier lorsque trois archevêques issus de la communauté oromo ont décidé de rompre avec le Saint-Synode, l’autorité suprême de l’Eglise tewahedo (« unie », en amharique), l’une des plus anciennes de la chrétienté.
L’institution, dirigée par le patriarche Abuna Mathias depuis une décennie, représente environ 40 % des croyants dans ce pays de 115 millions d’habitants. Les autorités craignent qu’un schisme en son sein dégénère en crise politique et communautaire, alors que l’Ethiopie émerge tout juste de deux ans de guerre civile dans la province du Tigré – l’un des conflits les plus meurtriers des dernières années. L’accès à plusieurs réseaux sociaux comme Telegram, Facebook et YouTube a été restreint jeudi pour limiter l’emballement.
Les archevêques frondeurs, qui ont ordonné 25 évêques regroupés au sein d’un « Synode de l’Oromia, des nations et des nationalités », dénoncent le manque de diversité et d’inclusivité de l’Eglise tewahedo, qui la « menace d’extinction dans les zones du sud du pays ». D’après eux, le problème serait linguistique et culturel. Le clergé orthodoxe utilise en effet l’alphabet guèze – celui des langues amharique et tigrinya –, tandis qu’en région Oromia, l’afaan oromo est une langue couchitique utilisant l’alphabet latin depuis 1991.
« La nomination d’évêques d’autres communautés au sein de l’Oromia a contribué à l’affaiblissement de l’Eglise orthodoxe, car les leaders spirituels ne connaissent pas la langue et la culture des fidèles », estime Abuna Sawiros, l’archevêque à l’origine du schisme. Selon lui, le Saint-Synode serait composé à 85 % d’évêques originaires des régions Amhara et Tigré, qui représentent historiquement le centre de gravité de la religion chrétienne en Ethiopie.
Huit fidèles tués à Shashamane
Le Saint-Synode, abasourdi par l’annonce des évêques dissidents, les a immédiatement excommuniés. Les patriarches de l’Eglise tewahedo ont en outre demandé aux fidèles de porter du noir en signe de solidarité, de protéger les bâtiments orthodoxes et de se réunir pour une « marche des martyrs » dimanche.
La tension est montée d’un cran suite aux déclarations du premier ministre Abiy Ahmed, lui-même oromo, le 1er février. Le chef du gouvernement, pour qui « les deux camps ont des demandes légitimes et leurs propres vérités », est accusé par l’Eglise orthodoxe de s’ingérer dans les affaires religieuses. « Selon nos informations, le gouvernement a formé une alliance avec le groupe illégal que notre Eglise condamne, et il continue de le soutenir », a assuré le patriarche Mathias le 6 février.
« Des prêtres ont été battus, harcelés, expulsés de leurs églises et arrêtés arbitrairement »
Cette mise en cause intervient après la mort de huit fidèles orthodoxes en Oromia, dans la ville de Shashamane, le 4 février. Les jeunes croyants ont été tués par les forces spéciales de l’Oromia alors qu’ils défendaient leur église face au coup de force du nouveau synode. Plus largement, « des prêtres [hostiles au schisme] ont été battus, harcelés, expulsés de leurs églises et arrêtés arbitrairement » dans le reste de la région, assure la Commission éthiopienne des droits humains.
Cette soudaine escalade témoigne des profondes divisions qui traversent l’Eglise tewahedo. « Depuis l’époque impériale, elle est au centre du pouvoir politique en Ehiopie », souligne Diego Maria Malara, professeur d’anthropologie à l’université de Glasgow, rappelant que les patriarches nommés à la tête du Saint-Synode sont presque toujours des soutiens du régime en place.
La « marche des martyrs » annulée
Un précédent schisme avait déstabilisé l’Eglise pendant vingt-sept ans, avant de se terminer en 2018. Plus récemment, l’unité des patriarches de l’Eglise a été mise à mal lors de la guerre civile au Tigré. Le patriarche Mathias, lui-même tigréen, a qualifié le conflit de « génocidaire ». De l’autre côté, « certains évêques de l’Eglise sont accusés d’avoir galvanisé l’effort de guerre d’Abiy Ahmed pendant le conflit au Tigré », ajoute Diego Maria Malara. Sans compter qu’une partie des évêques tigréens fait aussi bande à part depuis la guerre civile.
« Le problème actuel n’est pas que linguistique. Des messes et des cérémonies se font déjà en afaan oromo, tempère un universitaire qui ne souhaite pas être nommé. De toute évidence, il s’agit d’une question de pouvoir. On assiste à une transposition des tensions et revendications ethniques au sein de l’Eglise. »
« L’histoire se répète en Ethiopie, et la question des nationalités et de la diversité refait surface », assure le révérend Samuel Berhanu, un porte-parole du nouveau synode, en référence aux tensions entre différents groupes « ethno-régionaux » qui déchirent ce pays multiethnique depuis les années 1960. Originaire de l’Oromia, Samuel Berhanu milite pour la reconnaissance de l’afaan oromo comme langue officielle de l’Eglise orthodoxe et de l’Etat.
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Afin d’éteindre le feu qui s’est emparé de la société éthiopienne, Abiy Ahmed et le Saint-Synode, dans une rare tractation, se sont accordés pour annuler le rassemblement de dimanche. La « marche des martyrs » promettait d’être particulièrement éruptive compte tenu de la sensibilité du sujet. Or le premier ministre a tout intérêt à calmer le jeu : il reçoit les chefs d’Etat africains lors du sommet de l’Union africaine, les 18 et 19 février.