
L’AVIS DU « MONDE » – À NE PAS MANQUER
Comme une porcelaine enveloppée dans une résille noire, La Femme de Tchaïkovski s’ouvre sur le visage d’une veuve, au comptoir des pompes funèbres. Le célèbre compositeur est mort à Saint-Pétersbourg et il va continuer de hanter sa femme comme il l’a fait de son vivant. Dans un flash-back dense et lancinant de plus de deux heures, le cinéaste russe Kirill Serebrennikov revient sur leurs noces funestes scellées à l’église Saint-Georges, à Moscou, en 1877.
Antonina (Alyona Mikhailova), une jeune fille aisée d’une vingtaine d’années, étudie le piano au conservatoire, malgré le peu d’intérêt que portent les professeurs aux dames. Tchaïkovski (Odin Biron), au début de sa trentaine, est déjà un compositeur établi, sur le point de devenir une légende nationale, lorsqu’il la demande en mariage. Il agit par convention sociale : l’amour qu’elle lui porte n’est pas réciproque. Consumée par ses sentiments, Antonina acceptera de tout endurer pour rester auprès de son mari dont elle nie l’homosexualité.
A la différence de La Fièvre de Petrov (2021), dédale de bouffées délirantes, tout en chocs et en ruptures, ce biopic agit comme une lame de fond. Celle-ci marque au moyen de longs plans-séquences les paliers de plus en plus précaires de la descente aux enfers d’une femme aveuglée par son propre désir masochiste.
Le film suggère que la passion, amoureuse ou professionnelle, ne peut être qu’une forme de perversion
D’un décorum d’époque où il convient de parler français dans les salons mondains, le film prend les atours d’un thriller psychologique vert bronze, qui vient se nicher dans le quotidien cosmétique d’Antonina – une histoire de collier qui ne lui va pas – pour se métamorphoser en train fantôme. Sortis de leurs cachettes, les corps entravés explosent pour jouer leur farce au nez des visiteurs. C’est ici que Serebrennikov tapisse ses plans de tentures noires et de flambeaux pour qu’ils servent de sanctuaire aux ténébreux offices d’Antonina et de Tchaïkovski, suggérant que la passion, amoureuse ou professionnelle, ne peut être qu’une forme de perversion.
Humour féroce
Cela faisait longtemps que Serebrennikov envisageait d’adapter à l’écran la vie du compositeur du Lac des cygnes qu’il a souvent comparé à un « objet volant non identifié ». En 2014, lorsqu’il soumet son projet à l’ancien ministre de la culture russe Vladimir Medinski, ce dernier l’invite fermement à imaginer un Tchaïkovski hétérosexuel. Déclinant tout financement public, le réalisateur agira à rebours, faisant de l’attirance du compositeur pour les hommes le pivot aveugle de son dixième long-métrage. Présenté en compétition officielle au Festival de Cannes, en 2022 (il en est reparti sans prix), La Femme de Tchaïkovski privilégie la mise en scène de l’hypocrisie sociale, et surtout celle du supplice d’Antonina.
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