Histoire d’une notion. Concept permettant d’éclairer les élections législatives des 30 juin et 7 juillet, l’abstention différentielle se matérialise lorsque, le jour du scrutin, un camp politique s’abstient plus qu’un autre. Ou, variante définitionnelle, lorsqu’une catégorie sociale se mobilise moins qu’une autre : les ouvriers moins que les cadres ; les jeunes moins que les vieux… « Dans une France de plus en plus abstentionniste, les écarts de participation entre électorats jouent un rôle crucial », analyse Patrick Lehingue, professeur à l’université de Picardie. Le 28 décembre 2021, un article de Libération titrait ainsi : « L’abstention différentielle, clé de la présidentielle 2022 ».
L’intérêt pour le phénomène n’est pas nouveau. Dès 1913, dans son Tableau politique de la France de l’Ouest (Armand Colin), le pionnier de la sociologie électorale, André Siegfried, remettait en cause les conclusions tirées après les élections de 1881, 1893 et 1898. « La victoire des républicains [gauche de l’époque] n’est pas due tellement au progrès véritable de la gauche qu’au découragement de ses adversaires », écrivait-il.
La question resurgit en mai 1981, lorsque François Mitterrand, fraîchement élu président, dissout l’Assemblée nationale et organise des élections législatives anticipées. La participation y est nettement inférieure à celles de 1978, au milieu du septennat giscardien. Et pour cause : ces législatives, perçues comme un acte de validation du scrutin présidentiel, intéressent moins.
Un enjeu de taille
« Le raz de marée socialiste suscite alors une vive controverse », relève le politiste Bernard Dolez, maître de conférences à Paris-I Panthéon-Sorbonne. La dispute oppose François Goguel, l’un des fondateurs de la géographie et de la sociologie électorales, à Jérôme Jaffré, analyste politique. « François Goguel, dans des termes proches de Siegfried, explique la victoire de la gauche par un effondrement de la participation à droite. Jérôme Jaffré soutient, au contraire, que l’abstentionnisme différentiel – il est le seul des trois à employer le mot – est voisin dans les deux camps : la victoire de la gauche résulte bien, selon lui, d’un ralliement de l’électorat giscardien », décrypte Bernard Dolez.
Derrière ces divergences s’opposent en fait des méthodes/définitions. Goguel adopte une approche temporelle : il constate qu’en 1981 le nombre total de voix obtenues par la gauche n’a pas augmenté par rapport à 1978. La mobilisation d’un camp est comparée à un attendu lié aux précédents scrutins. Quant à Jaffré, il raisonne le jour J, en s’appuyant sur les enquêtes d’opinion qui se développent à cette période : il recoupe une question sur la proximité partisane avec une autre sur l’intention de voter. Cerner l’abstention différentielle est, on le voit, un enjeu de taille. « Il s’agit, ni plus ni moins, de s’accorder sur la lecture politique des résultats », insiste Bernard Dolez.
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