Le message envoyé par la famille Haftar est clair : après le père, il faudra compter sur l’un de ses fils. Pour Derna et sa région, ce sera Belkacem. Inauguré en janvier 2024 sous sa direction, le Fonds de développement et de reconstruction de Libye, nouveau joyau de communication, joue un rôle central dans les initiatives de développement urbain en Libye, se concentrant particulièrement sur la région de Derna, la cité de 100 000 habitants ravagée, il y a tout juste un an, par des inondations meurtrières.
Depuis sa création, le Fonds s’est affirmé comme un outil crucial pour la famille Haftar, lui permettant de piloter des projets de modernisation et de reconstruction essentiels et de renforcer ainsi son influence à travers des initiatives de réhabilitation et de développement stratégiques.
Mais sur les chantiers de reconstruction de Derna, les conditions de sécurité sont précaires et inquiétantes. De nombreux ouvriers y travaillent sans casque, souvent suspendus à des échafaudages fragiles, tandis que de très jeunes travailleurs – comme cet adolescent égyptien rencontré avec une brouette chargée de gravats – sont également présents. « J’ai 16 ans. C’est dur mais c’est le travail, c’est comme ça », avoue-t-il.
Lors d’une cérémonie commémorative des inondations, organisée à la date anniversaire du 11 septembre par le Fonds de développement et de reconstruction, les apparences semblent plus soignées. À cette occasion, au quartier général du Fonds, une centaine d’ouvriers sont présents, tous équipés de leur matériel de sécurité. Devant une tente spécialement montée pour l’événement, des militaires sécurisent l’entrée et bloquent les accès adjacents, faisant ressentir la présence de Belkacem Haftar jusque dans les rues alentour.
Protocole oblige, les officiels et ingénieurs se succèdent, devant des ouvriers arborant fièrement casques et gilets de sécurité flambant neufs. Une image en net contraste avec celle des chantiers. Interrogé par Jeune Afrique sur la sécurité de ses ouvriers, Belkacem Haftar répond avec aplomb, déplaçant la responsabilité de l’observation sur les journalistes eux-mêmes : « C’est aux journalistes de répondre. Qu’en pensez-vous ? Vous pouvez aller voir par vous-même. » Cet art de l’esquive, qui lui est propre, accentue le flou entourant la gestion du projet.
La population a peur d’un nouveau barrage
La question de « l’après » – entendre « l’après-inondation » – se pose aussi à Derna, tant les avertissements concernant la catastrophe n’étaient pas méconnus. Dans un cimetière au sud de la ville, Achraf Mansour explique que certains professionnels avaient déjà anticipé le risque d’un accident. « En 2008, un ingénieur libyen, formé en France, avait déjà signalé le risque de rupture du barrage de Derna. Cela a été négligé. » Ironiquement, ce barrage, qui était censé protéger Derna des inondations, est devenu un exemple flagrant de cette négligence.
Depuis la catastrophe, certains habitants craignent la reconstruction d’un nouveau barrage. « Ils sont déjà en train d’en reconstruire un. Le chantier est mené par des Turcs je crois, ou des Égyptiens », glisse un homme, non loin des ruines de l’ancien barrage. Selon un proche de Belkacem Haftar, pourtant, « le chantier n’a pas encore commencé, nous en sommes au processus d’appel d’offres ». Bien que le futur ouvrage soit prévu pour empêcher tout risque de nouvelles inondations, Ahmed, professeur à l’université de Derna, est contre la construction d’un nouvel édifice : « Les barrages étaient vétustes depuis 2011. On ne veut pas de nouveau barrage. »
À l’instar de son père, Belkacem Haftar sait comment garder des secrets. Il faut dire que le budget conséquent dont il dispose pour rebâtir est devenu un sujet tabou dans l’est Libyen. Le Parlement de Benghazi a approuvé un budget de 10 milliards de dinars (environ 2 milliards d’euros) destiné à soutenir la région sinistrée. De quoi lancer de nombreux chantiers et le fils du maréchal, qui ne s’en cache pas, sait comment en profiter. Vêtu de son treillis militaire, il l’assume : « Peu importe combien ça coûte, l’important, c’est que ce soit fini à temps. »
la suite après cette publicité
Le discours de l’ancien ingénieur n’étant pas tombé dans de sourdes oreilles, plusieurs entreprises égyptiennes du BTP se sont implantées et prennent leurs marques à Derna. Le contrôle inexistant des dépenses permet à divers prestataires de se remplir les poches, tout en embellissant leur image et en redorant celle du clan Haftar, qui a pris l’habitude de sortir le portefeuille. Interrogé sur les contrats qu’il signe avec des investisseurs étrangers, « Monsieur Belkacem » se montre rassurant : « Ce sont des contrats normaux. Tout est financé par le Fonds, rien ne vient de l’étranger. »
Demandes de transparence
Sur l’un des ponts en construction, le chantier est mené par plusieurs entreprises égyptiennes, mais le portrait de Khalifa Haftar n’est jamais bien loin. Aux abords de l’édifice, un ingénieur confie ne pas connaître le montant des travaux, et le Fonds n’est pas particulièrement connu pour rendre publique la facture de ses contrats. Interrogé sur la transparence de ses finances, Belkacem Haftar assure qu’il pourra transmettre des documents aux personnes le souhaitant. La présence du puissant Starlink d’Elon Musk dans le pays n’aura a priori pas suffit à transmettre les documents aux intéressés. Il faut dire qu’ils sont nombreux.
Avec une telle carte blanche, le Fonds a décidé d’investir massivement dans des infrastructures ultramodernes. Parmi les derniers joyaux du fils Haftar : un hôpital flambant neuf dans le centre de Derna. Lors de l’inauguration, Belkacem sort le grand jeu. Feu d’artifice, buffet à volonté… Il n’y a pas à dire, les Haftar savent recevoir.
Alors que les officiels s’attèlent à présenter les machines dernière génération qui permettront enfin de soigner une partie de la population, un groupe de femmes commence à protester avec des pancartes faites maison. « Elles font ça en l’honneur de Saddam Haftar [le plus jeune de la fratrie], elles pensent qu’il est à l’intérieur », assure aux journalistes un membre important du Fonds. Drôle de façon d’exprimer son soutien.
Les motivations des manifestantes seraient, selon d’autres sources, tout autres. Depuis les inondations, une aide financière de 500 à 700 dinars est allouée mensuellement aux familles touchées pour leur permettre de louer un logement, en attendant la remise des clés de leur nouvel appartement. Discrètement, un militaire explique que ces femmes protestent en fait pour des raisons qui ne plaisent pas. « Elles ne sont pas sur les listes d’attente pour obtenir un nouvel appartement, donc elles viennent se faire entendre. »
Interrogé sur le sujet, le même membre du Fonds minimise le problème : « Ce n’est qu’un oubli. Vous savez comment ça se passe, il y a plein de noms et de personnes à gérer. » Quant aux manifestantes, elles sont très vite encerclées par les militaires et emmenées à l’écart.
Reconstruire dans l’est pour régner dans l’ouest ?
Si le sort de la ville détruite par les inondations de septembre 2023 attire autant d’attention, c’est aussi parce que chacun sait, en Libye, que les ambitions des Haftar ne se limitent pas à Derna. Si le Fonds finance les efforts de reconstruction post-inondations, Belkacem Haftar, mué en Haussmann libyen, s’est offert le luxe de transformer Benghazi, deuxième ville du pays, en pôle attractif de l’Est.
Parmi les projets phares, la construction de plusieurs ponts, dont le plus grand s’étire sur 1 200 mètres. Il est conçu pour désengorger le trafic et revitaliser le flux économique dans et autour de Benghazi. Un nouveau stade est également prévu pour décembre. Il servira de vitrine publicitaire et espère même accueillir les joueurs du PSG pour célébrer la fête nationale, le 24 décembre. De quoi faire grincer des dents quand, en parallèle, la zone sinistrée de Derna peine encore à balayer tous ses décombres.
D’autres préfèrent souligner que malgré les critiques, les investissements du Fonds permettent effectivement de faire avancer la reconstruction, et rapidement. Il est indéniable que les chantiers avancent et que les habitants auront bientôt, pour certains, de quoi se loger. Ahmed le confirme : « Au début, les gens avaient peur de Haftar. Puis les choses se sont arrangées. »
Avec les chantiers de Derna, le maréchal Haftar et ses fils parviennent pour l’instant à offrir du concret à la population tout en détournant l’attention sur leur façon de gérer les finances. Le tout sur fond de tension avec l’Ouest de Dbeibah, qu’ils souhaitent, d’une certaine manière, narguer le plus possible. Sur un chantier, un membre du Fonds de reconstruction ne cache d’ailleurs pas son animosité envers Tripoli : « Si Derna avait été dans l’Ouest, il n’y aurait plus d’argent, et il n’y aurait pas d’infrastructures. Ils auraient tout simplement tout volé. »