Lors de la 45ᵉ édition du Festival international du Film du Caire (CIFF), qui se tient du 13 au 22 novembre 2024, un panel intitulé Restauration du patrimoine et de l’histoire des artistes a rassemblé des personnalités du cinéma pour débattre des défis et opportunités liés à la conservation des archives artistiques et cinématographiques. Ce panel, modéré par Sherif Noureldin, un animateur télé renommé, a réuni l’acteur égyptien Mahmoud Hemeda, son fils Khaled Hemeda, PDG de Digitised, Nada Hossam El Dine Farahat, présidente du centre égyptien de restauration cinématographique, et Rhasha Bansa, responsable de la restauration des films en Inde. Ces échanges riches ont révélé des problématiques universelles et des initiatives locales qui s’inscrivent dans une démarche essentielle de préservation du patrimoine.
Le combat pour les archives : le cri d’alerte de Mahmoud Hemeda
Mahmoud Hemeda a ouvert le débat avec une critique amère de l’absence de culture archivistique en Égypte. Il a dénoncé ce qu’il appelle une « lutte contre les archives », une mentalité qui freine la préservation des œuvres artistiques et du patrimoine en général. « Depuis mon enfance, je n’ai jamais trouvé de livres qui documentent la vie des artistes égyptiens », a-t-il souligné avec regret.
L’acteur a rappelé que l’Égypte, bien qu’elle ait une des histoires cinématographiques les plus riches au monde, ne possède pas de cinémathèque ni de système structuré pour archiver les œuvres audiovisuelles. Cette absence a mené à des pertes irrémédiables, comme lors des célébrations du centenaire du cinéma égyptien, où il a été constaté qu’environ 2000 films égyptiens avaient disparu, parfois détruits pour des raisons triviales. Par exemple, des héritiers vendaient les négatifs de films à des bijoutiers pour en extraire les métaux précieux, illustrant l’ampleur de la négligence et de l’ignorance face à ces trésors culturels.
Pour remédier à cette situation, Mahmoud Hemeda s’est impliqué personnellement dans un projet de digitalisation initié par son fils Khaled. Ce dernier a d’abord voulu constituer des archives pour préserver la carrière de son père. À partir de cette démarche familiale, l’idée s’est élargie à d’autres artistes vivants. Khaled Hemeda a commencé à rassembler des biographies, des documents personnels, et même des œuvres audiovisuelles appartenant à ces artistes, profitant de leur présence pour assurer une collecte directe. Cependant, ce projet rencontre des obstacles : seulement la moitié des artistes et des familles se montrent coopératifs. Certains ne perçoivent pas l’intérêt d’un tel effort, tandis que d’autres craignent que ces archives soient exploitées sans leur consentement ni compensation.
Le problème juridique en Égypte : une entrave à la préservation des archives
Une autre problématique soulevée durant le panel concerne le statut des biens personnels des artistes en Égypte. Contrairement à d’autres pays, ces biens — lettres, costumes, accessoires, documents divers — sont une propriété privée et restent sous le contrôle des familles. Ces dernières, soit par désintérêt, soit par crainte que ces objets soient utilisés à leur détriment, n’accordent pas la priorité à leur préservation.
Mahmoud Hemeda a plaidé pour l’instauration d’un cadre juridique clair qui permettrait à l’État de protéger ces archives tout en respectant les droits de propriété des familles. Par exemple, une loi pourrait obliger les familles à déposer ces objets dans des institutions publiques pour leur conservation, tout en leur garantissant la propriété légale. Khaled Hemeda a d’ailleurs proposé de numériser ces archives et de restituer les originaux aux familles, mais cette initiative reste insuffisante sans un cadre légal structurant.
Un exemple isolé : l’espace Shadi Abdessalem à la Bibliothèque d’Alexandrie
Le cas de Shadi Abdessalem, cinéaste égyptien mythique, constitue une rare exception dans la conservation des archives artistiques en Égypte. Mahmoud Hemeda a raconté comment Salah Marei, l’un des plus grands décorateurs de cinéma, a eu l’idée de créer une aile dédiée au réalisateur dans la Bibliothèque d’Alexandrie. Cet espace rassemble des effets personnels, des documents et des objets liés à l’œuvre de Shadi Abdessalem, permettant au public égyptien et international d’accéder à cette précieuse mémoire. Cependant, Mahmoud Hemeda a regretté que Salah Marei lui-même, malgré sa contribution immense au cinéma, n’ait pas bénéficié d’un tel traitement pour la conservation de son propre parcours.
Le centre de restauration cinématographique égyptien : une initiative indispensable mais insuffisante
Nada Hossam El Dine Farahat a présenté le travail du centre de restauration cinématographique, fondé en 2018 pour répondre à l’urgence de préserver les films et documents historiques égyptiens. L’un de leurs premiers projets a été la restauration de la série documentaire Jaridet Masr El Cinemaya, retraçant l’actualité depuis l’époque du roi Farouk jusqu’à 2013. Ce n’est que par la suite qu’a débuté la restauration de films, travail exigeant qui a permis de sauver près de 60 films à ce jour, mais Nada a insisté sur les difficultés rencontrées : chaque restauration est un processus lent et coûteux, nécessitant un traitement minutieux des images et des bandes sonores.
Elle a également souligné un problème fondamental : l’accès aux films. En Égypte, de nombreux films originaux sont perdus, obligeant les restaurateurs à se tourner vers des copies endommagées qui se trouvent parfois chez des cinéphiles privés qui conservent des négatifs. Le centre collabore avec des institutions comme ART et le ministère de la Culture, mais ces efforts restent fragmentaires.
L’exemple indien : une gestion exemplaire des archives
Rhasha Bansa, responsable de la restauration en Inde, a apporté un point de vue contrasté. En Inde, la conservation des archives est une priorité nationale. Les producteurs sont responsables des costumes, accessoires et documents liés à leurs films, assurant ainsi une gestion centralisée et efficace. De plus, le pays dispose de nombreuses cinémathèques publiques et musées cinématographiques, répartis dans les grandes villes, qui préservent ce patrimoine pour les générations futures.
Rhasha a évoqué des initiatives comme la plateforme Heritage Online, lancée par le Festival de Locarno, qui met en relation les programmateurs de festivals avec des films restaurés. Ces œuvres, désormais accessibles à un large public via des supports numériques ou physiques, génèrent également des revenus grâce à la commercialisation de coffrets DVD, souvent enrichis de documents inédits.
Apprendre des modèles étrangers pour préserver et valoriser la mémoire collective
La préservation des archives artistiques dépasse la simple sauvegarde d’un héritage culturel ; elle peut devenir une source d’inspiration, d’éducation et même de revenus. Si l’Égypte rencontre de nombreuses difficultés pour organiser et protéger son patrimoine, des modèles internationaux montrent que ces enjeux peuvent être relevés grâce à une stratégie bien définie et une volonté collective.
En France, la Cinémathèque française conserve et valorise un vaste patrimoine : films, affiches, costumes, et accessoires. À travers des expositions et des rétrospectives, elle ne se contente pas de préserver l’histoire du cinéma mais la rend accessible au grand public. Aux États-Unis, le Musée des Oscars offre une expérience immersive qui combine préservation et spectacle. Les costumes iconiques, accessoires de tournage et objets liés aux grands noms du cinéma y sont exposés dans des parcours captivants. Ces institutions ne sont pas uniquement des lieux de mémoire, elles génèrent également des revenus significatifs grâce à la billetterie, aux collaborations culturelles et à la commercialisation de produits dérivés.
En Égypte, la situation est différente. Les costumes ordinaires appartiennent généralement aux acteurs eux-mêmes, tandis que les costumes de films historiques sont à la charge des producteurs. Ainsi, de nombreux objets ayant marqué des tournages importants se retrouvent dans les maisons des artistes ou de leurs familles. Ces familles, en l’absence de cadre institutionnel ou juridique, conservent mal ces trésors qui finissent souvent par se perdre, être vendus ou jetés. Pourtant, ces archives pourraient non seulement enrichir l’histoire du cinéma égyptien mais aussi trouver une nouvelle vie dans des musées ou des expositions temporaires.
Un exemple égyptien marquant est le musée Om Kalthoum, qui conserve des effets personnels, vêtements et accessoires de la légendaire chanteuse. Ce musée est une destination prisée des amateurs d’histoire et de culture, offrant un modèle de valorisation des objets personnels des artistes. Si les archives des grands cinéastes, réalisateurs, ou acteurs étaient collectées et exposées, cela pourrait non seulement transmettre l’histoire du cinéma mais aussi attirer des visiteurs locaux et internationaux.
À l’étranger, les expositions de costumes et d’accessoires liés à des films célèbres sont fréquentes. Elles sont souvent accompagnées d’analyses contextuelles et de récits, attirant des passionnés de cinéma et des curieux. En plus de leur apport culturel et éducatif, ces événements génèrent des revenus, que ce soit par la billetterie, la location d’objets à d’autres institutions ou la création de contenus numériques dérivés.
L’Égypte, pays à l’histoire cinématographique parmi les plus riches, pourrait s’inspirer de ces pratiques en créant un musée dédié au cinéma et en organisant des rétrospectives. Une telle initiative pourrait inclure la collecte des costumes et accessoires historiques appartenant aux familles des artistes. L’enjeu serait alors de trouver une solution juridique garantissant la conservation de ces objets tout en respectant les droits des familles.
Comme l’a souligné Mahmoud Hemeda, « celui qui n’a plus de passé se perd ». Préserver le patrimoine artistique, qu’il s’agisse de films, d’archives ou d’effets personnels, n’est pas une option mais une nécessité. C’est une manière de construire un pont entre les générations, de transmettre des valeurs et des récits, mais aussi de créer une industrie culturelle durable. En suivant l’exemple de pays comme la France ou les États-Unis, l’Égypte pourrait non seulement protéger son patrimoine mais également le transformer en une richesse vivante, accessible et valorisée à l’échelle mondiale.
L’occasion de rappeler qu’en Tunisie, nous avons une cinémathèque depuis 2018, mais qu’au fil des années, des films ont été perdus, et que le musée du cinéma est fermé depuis de très longues années, sans qu’on puisse savoir s’il rouvrira ses portes un jour. L’occasion aussi de rappeler qu’en 2020, la direction des Journées Cinématographiques de Carthage avait essayé de collecter les archives du festival, elles-mêmes éparpillées, qu’un travail de longue haleine devait se poursuivre, mais l’a-t-il été ?
En fait, Mahmoud Hemeda a raison, dans nos pays, nous « combattons les archives », et c’est vraiment dommage !
Neïla Driss