Publié le 17 décembre 2024
Lecture : 4 minutes.
Rachid Bouali déboule seul sur la scène du théâtre de la Concorde, dépouillée de tout décor. Au lieu de ça, des rais de lumière de différentes couleurs projetés au sol qui le propulsent tantôt dans l’appartement de son enfance, tantôt dans son école ou encore au chevet de son père mourant, dernier garant de ses souvenirs. Une sobriété qui laisse toute la place à la narration. « Je me considère comme un conteur et un comédien, glisse l’auteur qui signe aussi la mise en scène d’On n’a pas pris le temps de se dire au revoir, son dernier spectacle autobiographique après Cité Babel (2006), Un jour, j’irai à Vancouver (2009) et Le Jour où ma mère a rencontré John Wayne (2012). Le conteur invite à imaginer, il suggère. La sobriété sert à cela, à projeter les images que chacun a envie de projeter. » C’est justement cette simplicité qui sert l’imaginaire et le caractère romanesque de la pièce.
Identité éclatée
Par la seule force de son récit, Rachid Bouali nous plonge dans la cité qui l’a vu grandir, à Hem, dans le nord de la France. Du moins, ce qu’il en reste. Car là où il avait l’habitude de jouer au chat ou à l’épervier, il ne reste qu’un amas de sable. Et ici, à l’emplacement de l’ancienne marelle, seuls des gravats jonchent le sol. La peinture colorée qui habillait le bitume autrefois n’est plus là. Bientôt, les pelleteuses enseveliront toutes les années d’inconscience du petit Rachid. Il lui faut donc convoquer rapidement la mémoire de son père, pour ne pas oublier ce qui le constitue. Lui qui est né de parents kabyles ne connaît finalement pas grand-chose de l’Algérie. D’ailleurs, quand l’un de ses professeurs d’histoire aborde le chapitre des « événements », celui-ci se dit que, pour une fois, il se sentira concerné et intéressé par le sujet. Sauf que cet épisode de l’histoire n’évoque rien au môme d’alors, pas plus que les Gaulois qu’on lui présente comme ses ancêtres. Jamais frontal ni accusateur lorsqu’il s’agit d’évoquer le passé colonial, Rachid Bouali parvient plutôt à faire sourire le spectateur quand il retranscrit une remarque aussi maladroite qu’essentialisante. Autant qu’il l’attendrit devant l’innocence d’un gamin à « l’identité éclatée ».
Une histoire commune
C’est à hauteur d’enfant que Rachid Bouali nous fait réfléchir au récit national que l’on veut bien nous raconter, sans pour autant tomber dans l’incrimination. Plein de malice et d’humour tendre, il questionne son histoire personnelle pour mieux interroger l’histoire collective. « Je ne règle pas mes comptes. Il y a des récits manquants, on ne nous a pas tout raconté quand on était jeunes. Mais je ne voulais surtout pas cliver, assure le comédien. Je ne cherche pas de coupable. » Car l’amnésie se trouve autant du côté des institutions que de la sphère intime. Quand Rachid étudie la Première guerre mondiale et les poilus dans les tranchées, il interroge son père. « Où étaient mes ancêtres à moi pendant la guerre ? » demande-t-il. « À la guerre ! » lui répond-il, comme une évidence. « Mais pourquoi tu ne me l’avais jamais dit ? » s’étonne le fils. Sûrement parce qu’on tait ces choses-là, surtout quand on n’a pas de reconnaissance. Alors on ne fait pas de bruit, pas de vagues, on s’assimile.
« Nos anciens combattants ‘pure souche’ de la guerre d’Algérie n’ont pas parlé non plus, tient à souligner Rachid Bouali. Il y a quelque chose de l’ordre du trauma. Je me suis demandé comment ils allaient prendre la pièce. Mais eux, comme ce que l’on appelait les indigènes de mon temps, m’ont dit que c’était super de pouvoir enfin en parler. Car tout ceci fait partie de notre histoire commune », rappelle le comédien qui s’estime heureux d’être allé là où il voulait aller en rassemblant plutôt qu’en divisant. « Il en va de notre responsabilité de transmettre cette histoire aux plus jeunes pour leur redonner de la fierté. Car leurs ancêtres font aussi partie de ceux qui ont libéré la France », poursuit-il.
Pour celui qui a perdu sa mère il y a dix ans, et son père peu de temps après le Covid, il y avait une urgence à raconter et à accomplir ce devoir de mémoire. « Je ne suis pas beaucoup allé en Algérie, seulement quand j’étais petit. Mes parents ont été marqués par la décennie noire, en Kabylie, période pendant laquelle les artistes et intellectuels ont été tués. Ils n’ont plus souhaité y retourner après cela. J’ai réglé ma crise identitaire quand j’ai compris qu’il suffisait d’ajouter une conjonction de coordination quand je me présentais », sourit le franco-algérien. En remontant le fil de son histoire et de la grande histoire, il fédère tous les publics. Une mission que s’est d’ailleurs donnée le théâtre de la Concorde, nouvel espace qui se veut démocratique et populaire situé derrière la tour Eiffel. « C’est fou de réaliser que nous sommes à deux pas des Champs-Élysées, et que nous sommes capables d’abolir les frontières sociales et culturelles », se réjouit Rachid Bouali qui y jouera son spectacle jusqu’au 21 décembre.
On n’a pas pris le temps de se dire au revoir, de Rachid Bouali
Théâtre de la Concorde
Jusqu’au 21 décembre