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Lethière, fils d’esclave et peintre de cour

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Son histoire est peu commune. Né esclave selon la juridiction du Code noir durant les derniers feux de l’Ancien Régime, Guillaume Guillon Lethière s’est imposé comme une figure artistique majeure de la France pendant la Révolution et l’Empire avant d’atteindre le faîte de sa gloire sous la Restauration. Le Musée du Louvre retrace le destin exceptionnel de ce peintre métis longtemps oublié à l’occasion d’une monographie coorganisée avec le Clark Art Institute de Williamstown (États-Unis), du 13 novembre 2024 au 17 février 2025.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur les représentations officielles du peintre pour prendre la mesure de sa réussite sociale, de son charisme et de sa prestance. Carrure impressionnante, port altier, attitude pleine de dignité, croix de la Légion d’honneur et de l’Ordre de la Réunion sur la poitrine, Lethière occupa sa vie durant des postes éminemment prestigieux. Directeur de l’Académie de France à Rome de 1807 à 1816, il entre à l’Institut de France en 1818 avant d’être nommé professeur à l’école des Beaux-Arts de Paris l’année suivante. Rien ne laissait pourtant présager pareille trajectoire.


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Passage par la Ville éternelle

Guillaume Lethière voit en effet le jour à Saint-Anne (Guadeloupe) en 1760. Sa mère, Marie-Françoise Pepeye, est une esclave affranchie. Son père, Pierre Guillon, est procureur du roi et propriétaire de plantations. Décelant des prédispositions pour le dessin chez son fils, il l’emmène en France dès ses 14 ans. Guillaume commence son apprentissage à Rouen avant de gagner Paris à l’âge de 18 ans. Il prend le nom de Lethière (« le tiers »), car il est le troisième enfant naturel de son père. Il ne pourra adopter son patronyme, Guillon, qu’en 1799, quand ce dernier le reconnaîtra et fera de lui son héritier.

La suite de son parcours est plus classique. Il intègre l’Académie royale de peinture et étudie sous la tutelle du peintre d’histoire Gabriel-François Doyen. Deuxième Grand Prix de Rome en 1784, il obtient une bourse pour parfaire sa formation dans la Ville éternelle – passage obligé pour les jeunes artistes à l’époque. En Italie, il cultive son goût pour l’Antiquité et développe une esthétique néo-classique dans la lignée de son illustre aîné, Jacques-Louis David. Ses grandes compositions à sujets historiques et mythologiques sont remarquées. En 1788, il peint une première version de son œuvre la plus célèbre, Brutus condamnant ses fils à mort (Clark Art Institute).

À son retour en France, en 1792, Paris est en pleine période révolutionnaire. Cette époque de bouleversements politiques et sociaux est une véritable aubaine pour Lethière, qui sait louvoyer et astucieusement tirer son épingle du jeu à chaque changement de régime. À ses débuts, il n’hésite pas à produire des œuvres exaltant les valeurs républicaines qui lui tiennent à cœur, mais se montre, par la suite, bien plus pragmatique. En 1794, sous la Terreur, il remporte un concours organisé par le Comité de salut public pour peindre son imposant Philoctète (Musée du Louvre). Quelques années plus tard, il dénigre Robespierre et peint des personnalités du Directoire, dont d’exquis portraits de Merveilleuses dans des tenues gréco-romaines revisitées (Portrait d’Adèle Papin jouant de la harpe).

Confident de Lucien Bonaparte

Sentant le vent tourner, il se rapproche du camp napoléonien et devient un confident de Lucien Bonaparte, l’un des frères du futur empereur. Il reçoit la commande de deux grands portraits en pied, celui de Joséphine de Beauharnais et celui d’Élisa Bonaparte (Château de Versailles), composés dans un authentique style empire, ainsi que d’œuvres à la gloire de Bonaparte, comme son Traité de Leoben, 17 avril 1797 (Château de Versailles). Après la restauration de Louis XVIII, il peint des scènes vantant la grandeur de la monarchie et illustre, notamment, la vie de Saint Louis ou la fondation du Collège de France par François Ier. Un bel exemple de carriérisme teinté d’arrivisme, pourrait-on dire. Le peintre n’a jamais oublié ses origines et a, sans nul doute, cette soif de réussite quasi maladive chevillée au corps.

Guillon Lethière, Homère chantant son Iliade aux portes d’Athènes, 1814, Huile sur toile © Nottingham City Museums and Galleries


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Quelques jours après les Trois Glorieuses de 1830, alors âgé de 70 ans, il se hâte de proposer une composition pour célébrer l’avènement de la monarchie de Juillet. Son Lafayette présentant Louis-Philippe au peuple de Paris, qui reprend sans subtilité les grandes lignes du Serment du Jeu de paume, de David, ne sera jamais terminé. Atteint du choléra, le peintre s’éteint en 1832, à Paris.

Ami des Dumas père et fils

C’est cependant dans la sphère privée que la sincérité et les convictions de l’artiste se révèlent. Proche des milieux abolitionnistes et antillais, il sera un grand ami du général et héros républicain Thomas Alexandre Dumas, né à Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) et enfant, lui aussi, d’une esclave affranchie, ainsi que de son fils, l’écrivain Alexandre Dumas. Le général aurait posé pour son Philoctète tandis que l’auteur des Trois Mousquetaires a composé l’oraison funèbre du peintre.


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En dehors de ses commandes officielles, Lethière s’inspire de ses passions pour peindre. Grand admirateur de Nicolas Poussin et de la solennité des modèles antiques, il expose à plusieurs reprises des tableaux mêlant paysage idéalisé et sujet mythologique (Homère chantant son Iliade aux portes d’Athènes, Le Jugement de Pâris). Son penchant pour les scènes de genre le pousse à explorer le style troubadour, comme en témoignent ses illustrations pleines de charme de La Jérusalem délivrée du poète italien Le Tasse.

Dans son atelier privé rue Childebert, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, il accueille des élèves des Antilles (Jean-Baptiste Gibert), marginalisés par les salons officiels (Théodore Rousseau), et des femmes, comme sa belle-fille Eugénie Servières ou la talentueuse peintre d’histoire Hortense Haudebourt-Lescot. Cet atelier fermera ses portes durant la deuxième parenthèse italienne de Lethière.

En 1803, le peintre tue un officier et en blesse d’autres au cours d’une querelle. Une mésaventure qui rappelle celle du Caravage ! Contraint à l’exil, il devra son salut à son protecteur Lucien Bonaparte. Car, si le grand maître de la peinture baroque avait dû fuir Rome, c’est dans la capitale italienne que Lethière retrouve les honneurs. Nommé par Napoléon directeur de l’Académie de France à Rome, il siègera à la Villa Médicis pendant une décennie. En 1807, le jeune Ingres devient son pensionnaire et noue une relation d’amitié avec lui. Ingres croque Lethière au graphite, dans un portrait plein de révérence et d’affection, ainsi que les proches de l’artiste.

Manifeste contre l’esclavage

La plus symbolique des œuvres de Lethière reste son émouvant Serment des Ancêtres (1822), manifeste contre l’esclavage et pour la liberté, qui célèbre la naissance de la république d’Haïti. Représentant Alexandre Pétion et Jean-Jacques Dessalines – deux héros de la guerre d’indépendance — unis contre les troupes napoléoniennes, le tableau a été offert dans la clandestinité par le fils de Lethière, Alexandre, à la jeune république, en 1823. Gage de sincérité, c’est le seul tableau où le peintre a ajouté « né à la Guadeloupe » à sa signature. Ce devait être le clou de l’exposition, mais l’œuvre n’a malheureusement pas pu quitter Port-au-Prince…

Le visiteur du Louvre pourra tout de même voir les deux tableaux les plus imposants et les plus ambitieux de Lethière (presque 8 m de long chacun). Présentant des décors marmoréens, des drames antiques sanglants et une panoplie de personnages figés dans des poses théâtrales codifiées, ils sont l’archétype de la peinture académique et néo-classique de l’époque. On peut, toutefois, y lire en filigrane les plus intimes convictions de l’artiste. Son Brutus condamnant ses fils à mort (1811) illustre le moment où le fondateur légendaire de la République romaine condamne ses propres enfants, coupables d’avoir conspirés avec le roi déchu Tarquin le Superbe. Lethière n’y reprend pas le motif de la tête tranchée, présent dans la première version du tableau, pour ne pas évoquer le traumatisme de la Terreur et garder une version idéalisée de la république.

Le Serment des Ancêtres par Guillon Léthière, 1822, Huile sur toile, Musée du Panthéon National, Haiti, Port-au-Prince © Grand Palais/RMN, Gérard Blot

Dans sa Mort de Virginie (1828), il représente un autre épisode de l’histoire archaïque romaine. Virginius préfère tuer sa fille plutôt que de la livrer à son ennemi, Appius. La mort et la liberté plutôt que l’esclavage est encore une fois un thème cher à Lethière.

Si le premier tableau est admiré, le second, présenté au Salon de 1831, est éreinté par la critique. Lethière, au crépuscule de sa vie, est démodé sur la scène artistique, où émerge une jeune génération romantique. Les immenses compositions antiquisantes et grandiloquentes ne sont plus au goût du jour, et le peintre tombe dans l’oubli comme bon nombre de défenseurs du néo-classicisme, coincés entre les virtuoses que sont David et Ingres. Deux cents ans plus tard, nous redécouvrons enfin cet homme au destin unique.

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