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Nabil Ayouch : « Je ne crois qu’en la résistance, aux personnes qui se battent »

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Il a coutume de déranger le pouvoir en place. Depuis plus de trente ans, le réalisateur marocain heurte son cinéma à la situation socio-politique du royaume et lève des tabous (inégalités sociales, prostitution, homosexualité, dérives obscurantistes…). Much Loved et Razzia, par exemple, ont respectivement connu la censure ou une interdiction aux moins de 16 ans dans le royaume. Pourtant, après avoir été sélectionné à Cannes, le dernier film de Nabil Ayouch, Everybody Loves Touda, représentera le Maroc aux Oscars, vingt-six ans après son premier long-métrage Mektoub.

Si dans Haut et fort, son film sorti en 2021, le cinéaste brossait le portrait d’une jeunesse ayant soif d’expression grâce au rap, outil politique depuis le printemps arabe, c’est celui d’une femme insoumise et mère célibataire d’un petit garçon sourd et muet qu’il dépeint dans Touda, se révélant toujours à travers l’art, cette fois-ci de l’aïta (« cri »), ces chants d’amour et de résistance au protectorat français. Un hommage vibrant à celles que l’on nomme les cheikhates, des femmes à la fois adulées et bannies par la société.


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Jeune Afrique : Qui sont les cheikhates et peut-on dater la naissance du mouvement ?

Nabil Ayouch : Ces chanteuses sont les héritières et les porteuses du chant traditionnel de l’aïta, une forme de poésie chantée qui n’était pas mise en musique à l’origine et qui avait la particularité d’être écrite à plusieurs mains. Les gens dans les villages se regroupaient autour du feu et racontaient des récits historiques et épiques relatant souvent des combats contre les potentats et seigneurs locaux qu’on appelait les caïds à l’époque. Il s’agissait de chants de résistance qui ont également ciblé le protectorat français. Transmise de villages en villages, l’aïta a fini par devenir un genre à part entière que seuls les hommes, qu’on appelait les chioukhs, chantaient.

Mais c’est à partir du XIXe siècle que les femmes ont osé chanter en public. À partir de là, on a inventé le terme de cheikha pour désigner les interprètes féminines. La plus célèbre d’entre elles, Kharboucha, s’est opposée à un seigneur local, qui l’a emmurée vivante. De là a commencé cette tradition portée par les femmes, notamment dans les plaines de Safi, dans le sud de Marrakech, pour ensuite arriver dans les montagnes de l’Atlas, auprès des populations berbères. Puis, l’exode rural et la pauvreté ont amené ces femmes à gagner les grandes villes. Là-bas, elles ont commencé à chanter dans des endroits où l’alcool est présent et l’argent coule à flots. Leur image s’est transformée. D’artistes reconnues et adorées, la cheikha est devenue quasiment synonyme de prostituée.

Comment expliquez-vous que les cheikhates, comme Touda dans le film, soient à la fois adulées et réduites à un corps, un objet de désir ?


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C’est toute l’ambivalence, le paradoxe du regard que l’on peut porter sur ces femmes. Je pense qu’il y a beaucoup de gens, d’hommes en particulier, qui ont du mal avec les femmes indépendantes et combattives. Ils ont à la fois envie de les aimer, mais ils s’en veulent de les aimer et ont donc besoin de les réduire à une marchandise, un objet de consommation. Cette scène dramatique à laquelle on assiste dès le début du film m’a été racontée par des cheikhates. Cette violence ordinaire fait partie de leur quotidien. Elles font avec, et malgré les drames, elles sont obligées de retourner au travail. J’ai voulu faire ce film pour briser cette forme de schizophrénie et rappeler que ces femmes sont des artistes avant tout. Elles sont porteuses de traditions et de textes qui ont beaucoup de sens. Et s’il y a quelque chose à guérir, ce ne sont pas elles, mais bien le regard qui est porté sur elles.

Touda se bat pour acquérir ce statut d’artiste, dans une lutte assez vaine. Êtes-vous pessimiste quant à la condition de ces femmes, souvent célibataires, au Maroc ?


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Non, mais je pense que c’est difficile. Touda porte des rêves d’élévation sociale pour elle et son fils, qu’elle espère acquérir grâce à son art et à l’école dans laquelle elle inscrit son enfant. Elle espère qu’il aura droit à l’éducation à laquelle elle n’a pas eu accès. Elle est illettrée, mais elle se bat. Je crois aux personnes qui se battent. Je ne crois qu’en la résistance. Rien n’est acquis. Touda va conquérir sa dignité. Si elle fait le constat un peu amer qu’elle n’est pas mieux traitée chez les riches que chez les pauvres, qu’elle reste un objet de consommation, elle refuse de s’y soumettre et parvient à reprendre sa dignité.

Je pense que c’est avec des actes forts, mais aussi grâce aux objets artistiques qui circulent, comme les films, qu’on arrive à changer la perception des gens. J’ose espérer que le combat n’est pas perdu et qu’au contraire les consciences vont se rouvrir et qu’on va recommencer à voir ces femmes comme elles méritent d’être vues.

Le milieu de la nuit, la marchandisation du corps des femmes, la condition féminine… Il y a une sorte d’échos entre Touda et Much Loved que vous présentiez également à Cannes, il y a quasiment dix ans. Quelles corrélations faites-vous entre ces deux œuvres ?

Je crois même que l’on peut parler d’un triptyque entre Whatever Lola Wants (2007), Much Loved (2015) et Everybody Loves Touda. Il y a en effet une continuité. Les femmes dans Much Loved sont aussi des guerrières, des résistantes, qui se battent pour conquérir une indépendance face à une société qui leur jette l’opprobre. La différence, c’est que dans Everybody Loves Touda, cette conquête est portée par un art, l’aïta. Ici, c’est le chant qui est un outil d’émancipation.

Nisrin Erradi, l’actrice principale du film, jouait pareillement une femme célibataire et future mère dans Adam de Maryam Touzani, votre épouse qui a co-scénarisé Touda. Depuis toujours, vos filmographies se répondent…

Oui, on fait tout ensemble. Maryam porte un regard très beau, très spécifique, à la fois sobre, sensible, mais aussi très affirmé et puissant, sur mon travail. Notre complémentarité est naturelle. On a des regards assez similaires sur le monde, et à la fois des points de vue différents. On avait la même vision de ce que devait être ce personnage en quête d’une élévation sociale. On savait qu’il serait question d’un parcours fait d’obstacles et d’un personnage qui se construit dans la solitude.

Car Touda va aller chercher ses respirations dans la solitude. Sa vie est à la frontière entre le beau et le laid. Le laid, ce sont ces regards concupiscents que portent les hommes dans les cabarets, mais aussi le monde de la nuit, l’argent, l’alcool, toutes les compromissions qu’elle est obligée de faire. Et le beau, c’est son fils, son art, et c’est la nature aussi. Le film est très empreint de sa relation à la nature, dans laquelle elle va plonger, au sens littéral du terme, pour se ressourcer, reprendre de l’oxygène et être capable de repartir dans la noirceur de ce monde dans lequel elle est obligée d’évoluer.

Vous ne dressez pas un portrait bien reluisant des hommes, qui sont majoritairement tous des prédateurs, hormis quelques rares figures comme le violoniste.

Trois hommes sont importants dans la vie de Touda. Je voulais éviter de tomber dans le manichéisme. Pour moi, les plus grands combats féministes sont portés par des femmes et par des hommes. Le père dans le film est un personnage peu commun. Quand le frère arrive chez les parents et s’oppose à Touda parce qu’elle veut quitter la campagne seule avec son fils, le père est là pour la défendre. Quand Touda débarque à Casa, c’est un homme, le violoniste en effet, qui la guide et l’accompagne. Et le troisième homme dans sa vie, c’est évidemment son fils. J’ai été éduqué par une mère célibataire et forte. Il y a beaucoup de mon histoire personnelle dans ce film. Touda croit en l’avenir, et l’avenir passe par cette éducation qui lui a été refusée, qu’elle espère offrir à son fils, l’homme du futur.

© Ad Vitam Distribution

Everybody loves Touda, de Nabil Ayouch, en salles le 18 décembre.

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