Projeté en compétition à la quatrième édition du Festival International du Film de la Mer Rouge (RSIFF) qui s’est tenue du 5 au 14 décembre 2024, « Aïcha » est le deuxième long-métrage de Mehdi Barsaoui, réalisateur connu pour son film remarqué « Un Fils » (2019).
Aicha avait fait sa première mondiale à la Mostra di Venezia 2024, où il a remporté le prix du meilleur film méditerranéen, toutes sections confondues. Après ce succès, Aïcha a été sélectionné dans plusieurs festivals européens, affirmant sa place parmi les œuvres cinématographiques marquantes de l’année. Sa première dans le monde arabe se tient en compétition au RSIFF. Le film raconte l’histoire d’Eya, une jeune femme du sud de la Tunisie, et explore des thèmes liés à l’injustice sociale, aux violences systémiques et à la quête d’émancipation.
Eya travaille dans un hôtel de luxe à Tozeur, une région désertique du Sud de la Tunisien, marquée par des contrastes saisissants entre l’opulence touristique et la pauvreté locale. Issue d’une famille modeste, elle subit une pression familiale constante et des abus dans son milieu professionnel. Lorsqu’un accident de la route la fait passer pour morte, elle décide de saisir cette occasion pour fuir sa vie passée. Sous le nom d’Amira, elle se rend à Tunis dans l’espoir de se reconstruire et d’échapper à un environnement oppressant.
La capitale, loin d’être le lieu de liberté auquel elle aspirait, confronte Eya à une nouvelle série d’épreuves. Elle découvre rapidement que la vie à Tunis est marquée par d’autres formes d’injustice, notamment l’exploitation économique et les abus de pouvoir. En se réinventant, Eya devient malgré elle un symbole de lutte dans une société où la survie est souvent synonyme de combat.
Le réalisateur a raconté qu’il s’est inspiré d’un fait divers qui l’avait profondément marqué : l’histoire d’une jeune femme ayant simulé sa mort après un accident pour tester l’amour de ses parents. Ce récit, survenu alors qu’il faisait la promotion de son premier film Un Fils, a eu une résonance personnelle pour Mehdi Barsaoui. À cette époque, sa femme attendait leur premier enfant, une petite fille. En tant que futur père, il s’est alors projeté dans la position d’un homme qui croit avoir perdu sa fille avant de découvrir qu’elle est toujours vivante. Il trouvait incroyable qu’une personne en arrive à de telles extrémités pour tester l’amour de ses parents. Cette expérience a également alimenté une réflexion plus large sur le poids des sacrifices et des injustices dans la société tunisienne.
Lors du débat après la projection, il a confié : « Je me demandais pourquoi nous, Tunisiens, devons passer par la mort pour pouvoir vivre. Pourquoi sommes-nous contraints de nous battre pour survivre au lieu de simplement vivre ? » Ces interrogations, mêlées à ses propres émotions de père en devenir, l’ont poussé à écrire une fiction inspirée de cette histoire, tout en la transposant dans un cadre plus universel.
Le film met en avant les contrastes géographiques et sociaux entre le sud et le nord de la Tunisie. Le sud, représenté par des paysages arides et isolés, est dépeint comme un espace où l’isolement économique et social amplifie les difficultés de ses habitants. La capitale, quant à elle, apparaît chaotique, grouillante de vie, mais tout aussi oppressante. Ces deux espaces incarnent les obstacles structurels auxquels Eya est confrontée dans sa quête d’un avenir meilleur.
En toile de fond, le film aborde des thématiques plus larges liées à la condition féminine en Tunisie. Eya incarne le combat des femmes qui, dans une société patriarcale, doivent surmonter des obstacles presque insurmontables pour affirmer leur indépendance. L’héroïne subit à plusieurs reprises des violences physiques et psychologiques, notamment sous la forme d’exploitation sexuelle, exercée à la fois par son patron à Tozeur et un « ami » à Tunis. Ces agressions reflètent un système où les femmes sont souvent prises au piège de rapports de pouvoir inégaux.
Mehdi Barsaoui s’est également inspiré d’un second fait divers ayant secoué la Tunisie : le meurtre d’un jeune homme dans un bar de Tunis par des agents de sécurité, qui avaient tenté de maquiller cet acte en accident. Cet événement, combiné à l’histoire de la jeune femme survivante, lui a permis d’explorer des thèmes tels que l’omerta, les privilèges de certains individus intouchables et la corruption systémique. Le film met en lumière comment ces réalités affectent les ambitions d’émancipation de ceux qui cherchent à échapper à l’oppression.
Le film s’intéresse également à la corruption et aux abus commis par les forces de l’ordre. Ces pratiques, bien que dénoncées depuis la révolution de 2011, continuent de gangréner la société tunisienne. À travers une enquête menée par un policier déterminé à faire éclater la vérité, Aïcha interroge les mécanismes qui permettent à la justice de triompher dans un contexte où elle est souvent entravée.
Malgré un cadre marqué par la violence et les inégalités, le récit offre des moments où l’espoir persiste. La résilience d’Eya, sa capacité à se réinventer et à surmonter les épreuves, souligne l’importance de lutter pour sa dignité, même dans des conditions adverses. A la fin du film, le choix du prénom Aïcha, qui signifie « vivante » en arabe, reflète cette volonté de renaître et de s’affirmer, en dépit des difficultés.
D’une durée de 123 minutes, Aïcha s’appuie sur une mise en scène qui accentue les tensions entre l’intime et le collectif. Les choix visuels, mettant en contraste les paysages désolés du sud avec l’effervescence urbaine de Tunis, renforcent la portée symbolique du récit. Porté par un casting solide, avec une excellente Fatma Sfar dans le rôle principal, le film explore à la fois des thématiques personnelles et sociétales, offrant un regard complexe sur une Tunisie en mutation.
Aicha est également en compétition officielle des longs métrages de fictions aux Journées Cinématographiques de Carthage.
Neïla Driss