Croissance en berne, légère hausse du chômage… La conjoncture économique est plutôt morose en France, bien que la situation soit un peu plus favorable que chez certains de nos voisins européens. Si ce ralentissement a de multiples causes, l’une d’entre elles, en partie inexpliquée, préoccupe particulièrement les économistes : le grand décrochage de la productivité.
La tendance était pourtant à la hausse. « Depuis 150 ans, la productivité a toujours augmenté, ce qui a permis à tous les salariés de consommer plus, d’améliorer leurs conditions de vie », retrace Dorian Roucher, chef du département de la conjoncture à l’Insee. Mais, depuis la crise sanitaire, la courbe s’inverse. Au deuxième trimestre 2023, la valeur ajoutée produite par rapport au nombre de personnes employées a diminué de 5,2 % par rapport à 2019, selon la Banque de France. Ce chiffre atteint même 8,5 % en incluant le niveau de productivité qui aurait dû être constaté si elle avait continué à croître au même rythme. Au niveau européen, la tendance est aussi au décrochage, bien qu’il soit moins prononcé : – 2,4 % depuis 2019 en moyenne dans la zone euro.
Explosion de l’apprentissage
« Le vrai problème, c’est la baisse de la productivité, la redresser doit être une priorité », estimait en février l’économiste directeur des études chez Natixis Patrick Artus. Cette baisse de la productivité pèse en effet sur la croissance et donc sur les recettes de l’État à l’heure où le dérapage alarmant du déficit public à 5,5 % du PIB en 2023 oblige l’exécutif à chercher des pistes d’économies tous azimuts.
Les économistes s’inquiètent de savoir s’il s’agit d’un phénomène temporaire ou si cette baisse risque de s’installer dans le temps. À terme, cela pourrait aussi avoir des conséquences sur les salaires, prévient Olivier Redoulès, économiste à l’institut d’études Rexecode. « Pour l’instant, les salaires ont augmenté plus vite que la productivité. Pour la suite se pose la question de savoir comment les deux vont converger », s’interroge-t-il.
Comment expliquer ce grand décrochage ? La première explication, et la plus simple, vient du développement exponentiel de l’alternance. Le nombre d’apprentis de l’enseignement supérieur et du secondaire est passé de 432 000 en janvier 2019 à un million en décembre 2023, selon les chiffres du ministère du Travail. En près de cinq ans, leur nombre a donc plus que doublé, boosté par les généreuses aides à l’apprentissage déployées par l’État.
« L’Insee compte les apprentis comme des employés à temps plein alors qu’ils ne sont pas là tout le temps et qu’ils sont par définition moins productifs que des salariés plus expérimentés », détaille Olivier Redoulès. L’économiste estime que ce facteur pourrait jouer pour un tiers de la baisse de la productivité depuis 2019. « Mais c’est plutôt une bonne nouvelle puisqu’on a fait rentrer plus de personnes dans l’emploi. Ça devrait se stabiliser dans les trimestres à venir puisque l’apprentissage n’augmente plus », juge Dorian Roucher, de l’Insee. Les aides à l’alternance pourraient aussi être débranchées au moins en partie par l’État, toujours à la recherche de coupes budgétaires.
Deuxième facteur : le dynamisme du marché du travail, qui a conduit à la baisse du chômage – il a atteint 7,5 % au quatrième trimestre, contre 8,4 % en 2019. Ce phénomène a entraîné une hausse du taux d’emploi, c’est-à-dire du nombre de personnes en emploi par rapport à la population totale. Résultat : « On est allés chercher des personnes en dehors du marché du travail, moins expérimentées ou compétentes, donc avec un niveau de productivité inférieur à la moyenne », explique Olivier Redoulès. Là encore, c’est une bonne nouvelle. « On mobilise plus efficacement le facteur travail de notre population », illustre l’économiste de Rexecode. Ce facteur jouerait aussi pour un tiers de la baisse de la productivité, estime-t-il.
Retard technologique
Comment expliquer le dernier tiers ? C’est là que ça se corse. « C’est le fameux trou noir », illustre la cheffe économiste chez BDO France, Anne-Sophie Alsif. Absentéisme, hausse des séniors en emploi avec le vieillissement de la population, retard technologique… Chacun y va de sa théorie.
« Pendant la crise sanitaire, est-ce qu’on a trop gelé l’économie et empêché les faillites ? On a peut-être trop freiné ce processus de réallocation des moyens de production : les ressources qui restent dans les entreprises moins productives manquent aux entreprises plus productives », avance Olivier Redoulès. De son côté, Gilles Moëc, chef économiste du groupe Axa, pointe un autre facteur : la montée de l’absentéisme. « Il érode la productivité, juge-t-il. Il y a un vrai sujet, notamment avec l’augmentation des affections psychologiques. »
Des effets conjoncturels peuvent aussi jouer dans certains secteurs, comme l’aéronautique ou l’énergie, précise Dorian Roucher. « Par exemple, les centrales nucléaires produisent moins qu’avant à cause des problèmes de corrosion, mais il n’y a pas moins de personnes qui y travaillent », illustre l’économiste de l’Insee. L’impact du vieillissement de la population sur la productivité ne fait pas consensus. « Certains disent que les plus âgés sont moins productifs, ce n’est pas établi, ça dépend des secteurs », juge Olivier Redoulès.
Écart avec les États-Unis
Tous s’accordent toutefois à dire que la France, et l’Europe de manière plus générale, n’a peut-être pas suffisamment investi dans les nouvelles technologies. Le développement à vitesse grand V de l’intelligence artificielle et des Gafam aux États-Unis a généré un choc de productivité outre-Atlantique. « On peut penser à ce qui s’est passé à la fin des années 1990, au moment de la généralisation d’Internet, on a eu une accélération de la productivité beaucoup plus forte aux États-Unis qu’en Europe parce qu’ils ont mieux pris le virage », rappelle Dorian Roucher.
L’écart se creuse en effet avec le voisin américain, où la productivité a augmenté de 3,2 % au quatrième trimestre 2023. Face à la crise du Covid, le gouvernement français a décidé de préserver ses emplois, à l’inverse de l’administration américaine, qui a concentré son aide sur les ménages. Une telle politique a pu permettre une réallocation des ressources les plus productives dans les entreprises les plus productives. Mais des éléments propres à l’économie américaine – taille de marché, absence de lourdeurs administratives – sont bien entendu à prendre en compte.
Après ce constat, place au chantier. Comment l’améliorer ? « Ce n’est pas facile », admet Olivier Redoulès. « Est-ce que notre service public de l’éducation est suffisant pour améliorer la productivité ? La formation continue par exemple est plutôt mal placée par rapport aux autres pays de l’OCDE », avance Dorian Roucher. « On a parfois une désincitation de l’employeur et des salariés à augmenter la productivité parce que les prélèvements ponctionnent une part importante des gains obtenus », estime Olivier Redoulès. « Un des éléments freinant, c’est la fiscalité des entreprises et du travail, il faudrait aller plus loin dans la baisse des prélèvements », défend l’économiste de Rexecode, un institut proche des milieux patronaux. Une baisse des impôts sur les entreprises n’est toutefois pas au programme de l’exécutif, davantage concentré sur la recherche d’économies ou de nouvelles recettes.