Chef analyste pour la société financière britannique IG, à Paris, Alexandre Baradez est l’un des meilleurs connaisseurs des mouvements, pas toujours lisibles, et parfois capricieux, des marchés financiers. Pour Le Point, ce spécialiste a accepté de décrypter l’état d’esprit des investisseurs, en actions comme en dette publique française, au lendemain du premier tour des élections législatives qui ont porté le Rassemblement national (RN) en tête.
Le Point : Comment réagissent les marchés boursiers à la suite du premier tour des élections législatives ?
Alexandre Baradez : Il y a eu une détente forte à la Bourse de Paris, lundi matin, avec un gain de 2,6 % pour le CAC 40, à 7 673 points. Depuis, l’indice a un peu ralenti, mais il reste dans le vert, alors qu’il était dans le rouge vendredi, à 7 479 points. La première cause de cette détente, c’est que la Bourse a été beaucoup vendue avant l’élection à cause de craintes fortes d’une majorité absolue pour le RN et surtout pour le Nouveau Front populaire (NFP), dont le programme économique fait très peur aux investisseurs.
Comme ces craintes, même si elles existent toujours, ne se sont pas renforcées, on assiste à un relâchement de la pression. Bien sûr, le risque d’une majorité absolue pour le RN ne s’est pas encore totalement dissipé. Mais il est perçu comme moins probable qu’avant. En parallèle, le Premier ministre Gabriel Attal a indiqué que la réforme de l’assurance-chômage, très critiquée, ne serait pas mise en œuvre au 1er juillet comme il était prévu. Cela ouvre la porte à des négociations de second tour pour que le RN ne puisse pas obtenir la majorité absolue à l’Assemblée.
Le RN a un programme économique qui est difficilement finançable. Il aura du mal à lever de l’argent auprès des marchés, donc il va devoir reculer.
Le scénario d’une Assemblée sans aucun parti détenant la majorité absolue est-il vraiment positif ?
C’est en tout cas le scénario que jouent les marchés financiers lundi matin, celui de trois gros blocs qui s’annuleront à l’Assemblée. Avec l’idée qu’aucune mesure radicale ne pourra passer. C’est cela qui rassure. On pourrait voir l’émergence d’un gouvernement technocratique comme on a vu en Italie dans un passé récent. C’est plutôt positif à court terme. Mais, à long terme, c’est plutôt négatif.
On est dans l’après-Covid, dans la fin du « quoi qu’il en coûte », et les préteurs attendent une normalisation des finances publiques françaises. Avec une Assemblée bloquée, aucune réforme ne pourra passer. Et il y aura peu de possibilités de faire des économies budgétaires alors même que les marchés financiers s’inquiètent de l’endettement de la France.
Le RN est-il perçu comme un parti anti-business ?
Les investisseurs regardent si les mesures sont applicables et si elles sont financées. Ils sont apolitiques. Le RN donne l’impression qu’il s’est converti à une realpolitik qui pourrait ressembler à ce qu’a fait Giorgia Meloni, en Italie. Le RN a un programme économique qui est difficilement finançable. Il aura du mal à lever de l’argent auprès des marchés, donc il va devoir reculer. Et s’il persiste à vouloir taxer le capital, il risque de se heurter à un mur, car les investisseurs, qui ont toujours le choix, iront voir ailleurs.
Que donne le fameux « spread », c’est-à-dire l’écart des taux d’emprunt d’État entre la France et l’Allemagne ?
Vendredi, on était 0,85 % d’écart, et lundi matin, on est à 0,75 %. Cela montre une forme de soulagement. Mais avant la dissolution, on était à 0,5 %… Pour rappel, au plus bas, dans les phases où la Banque centrale européenne (BCE) avait mis en place le « quantitative easing », en 2015, c’était 0,2 %. La zone d’arrimage de la zone euro, c’est l’Allemagne, qui est un roc. Donc, quand un pays se détache de cette zone d’arrimage, il devient moins demandé par les investisseurs. Si on prend le taux français à dix ans, il est passé de 3,1 % à 3,35 % depuis la dissolution. Il faudra commencer à s’inquiéter si le taux remonte à 3,6 % dans les prochaines semaines. Ce serait le signe que les investisseurs vendent de la dette française.
La perception du programme du Nouveau Front populaire était bien plus négative que celle du RN.
Dans le cadre de la procédure pour déficit excessif, le gouvernement devra présenter à Bruxelles sa trajectoire des finances publiques début septembre. Doit-on craindre un regain de tensions lors du débat budgétaire à la rentrée ?
Oui, parce qu’on ne sait pas dans quel cadre ce débat aura lieu. Or, même si l’Assemblée est bloquée, ce débat devra avoir lieu. Cela dit, le marché est toujours dans l’anticipation. C’est maintenant qu’il manifeste son stress, et ça continuera cet été. Avec une fin d’année plus tranquille pour les marchés français et européens, une fois qu’on aura enfin passé toutes ces échéances de budget ou autre et que les investisseurs auront de la visibilité.
Il y aura aussi l’inconnu de l’élection présidentielle américaine. Même si là-bas, tout le monde est pour le marché, les républicains comme les démocrates. Le souci, c’est le programme de baisse d’impôts promis par Donald Trump. Il serait très difficile à financer compte tenu de l’état des finances publiques des États-Unis. Et il serait très inflationniste. La question de la dette va finir par faire immersion dans le débat politique américain.
Le niveau actuel de la Bourse de Paris peut-il être un point d’entrée pour les investisseurs en action ?
Le CAC 40 à 7 500 points. C’est selon moi un point d’entrée pour les investisseurs qui achètent à 12 ou 24 mois. Avant les élections législatives, on voyait des signaux positifs pour la croissance de la zone euro. Il y a aussi le moteur de la baisse des taux de la BCE. Enfin, la Chine semble aller mieux qu’il y a quelques années et donc c’est un troisième moteur.
Ces aspects macroéconomiques devraient permettre au CAC 40 de repartir de l’avant et de repasser au-delà des 8 000 points d’ici la fin de l’année. Si le NFP avait eu la majorité absolue, là ça n’aurait pas été le cas. Le CAC 40 serait immédiatement parti dans le rouge. Sans vouloir faire de politique, la perception du programme du NFP était bien plus négative que celle du RN. Parce que, du moins, en façade, le RN a beaucoup changé son discours.