Les rares parlementaires qui s’intéressent à l’énergie ont découvert la mesure dans la nuit de jeudi à vendredi, et en sont tombés de leur chaise. À la page 37 de l’épais projet de loi de finances pour 2025, apparaît un article que personne ne s’attendait à trouver, instaurant la « mise en place d’un partage avec les consommateurs des revenus du nucléaire historique ».
Suivent treize pages d’un jargon technique quasiment illisible pour les non-initiés, résumées succinctement dans un maigre « exposé des motifs » : en clair, le gouvernement a choisi d’inclure dans le PLF le mécanisme visant à remplacer l’Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique, NDLR), ce dispositif mis en place en 2011 et qui contraint EDF à vendre 100 TWh du parc nucléaire historique (soit environ un tiers de sa production) au prix cassé de 42 euros/MWh, en dehors des prix du marché.
À LIRE AUSSI Prix de l’électricité : le gigantesque défi d’EDFParticulièrement décrié, ce dispositif a été institué suite à la libéralisation du marché de l’électricité, et a permis pendant des années aux concurrents d’EDF, les fameux « opérateurs alternatifs », de revendre à leurs clients une électricité qu’ils ne produisaient pas, achetée à prix cassé. Il a aussi plombé les comptes d’EDF, mais s’est révélé insuffisant quand les prix de l’électricité, indexés en partie sur ceux du gaz, ont explosé au déclenchement de la guerre en Ukraine.
Une nouvelle taxe complexe
L’Arenh arrivant à son terme fin 2025, il fallait remplacer le mécanisme, en tentant de corriger ses effets pervers. Au terme d’un bras de fer homérique, en novembre dernier, EDF et les services de Bruno Le Maire sont parvenus à un accord reposant sur un double dispositif. D’un côté, EDF est libre de négocier avec les gros consommateurs d’électricité des contrats de long terme, sur 5 ou 10 ans (voire davantage), permettant de se détacher des prix du gaz et de garantir une stabilité des prix.
Pour tous les autres consommateurs, un tarif fixe est déterminé. Si les prix du marché s’envolent, l’État ponctionnera les surplus engrangés par EDF, à hauteur de 50 % jusqu’à un certain seuil, et de 90 % au-delà. Pendant des mois, l’État et EDF se sont écharpés sur ces seuils. Impossible, pour l’électricien, de conserver le prix de 42 euros/MWh aujourd’hui en vigueur : il correspond à peine au coût de production du parc historique. Or, pour prolonger le parc existant et construire les six nouveaux EPR2 programmés, EDF va devoir investir chaque année 25 milliards d’euros !
En novembre 2023, EDF et l’État ont donc topé pour un compromis : le prix fixe serait de 70 euros/MWh pour l’ensemble de la production nucléaire. Quand les prix dépasseront 78-80 euros le MWh, l’État ponctionnera 50 % des profits d’EDF, et 90 % lorsqu’ils dépasseront 110 euros le MWh. Tous les trois ans, ces seuils seront examinés par la Commission de régulation de l’énergie (CRE), pour coller au plus près à la réalité des coûts.
À LIRE AUSSI Budget : l’électricité est plus taxée que le gaz, et cela va s’aggraverC’est donc ce mécanisme, issu de l’âpre négociation entre Bercy et l’opérateur, que le gouvernement a glissé dans le budget. « Le nouveau dispositif doit être inscrit dans le PLF, puisqu’il crée une nouvelle taxe », justifie une source au gouvernement. « Le faire un an avant l’échéance de 2026 permet de donner de la visibilité aux marchés. »
Des zones d’ombre
Voire… Car le texte laisse de nombreuses questions en suspens. La première, et la plus importante : quels seront les seuils de déclenchement de l’impôt retenus in fine ? Nulle part, les montants négociés par EDF il y a un an n’apparaissent. Selon nos informations, l’opérateur aurait obtenu l’assurance orale qu’ils colleront aux montants réclamés. EDF a entamé des discussions avec la CRE, qui doit prochainement publier une analyse des coûts complets de l’électricité nucléaire selon la nouvelle formule (c’est-à-dire incluant les coûts futurs, ce qui n’a jamais été fait.).
Seconde interrogation, qui découle de la première : ces seuils devant être révisés tous les trois ans, quelle garantie aura l’opérateur que sera maintenu un prix suffisant pour renouveler son parc ? « La CRE n’a jamais détaillé sa méthodologie ni publié ses calculs ! Avant de demander aux députés de voter, il aurait fallu se mettre d’accord sur cette base méthodologique. On ouvre la porte à l’arbitraire, et pour des années », s’alarme un familier du dossier.
Le gouvernement assure avoir prévu des marges pour le politique : quel que soit le coût fixe de production du nucléaire décidé par la CRE, les seuils d’imposition pourront être déclenchés dans une fourchette les dépassant de 5 à 25 euros/MWh pour la tranche ponctionnée à 50 %, et de 35 à 55 euros/MWh pour celle imposée à 90 %. Par exemple, si la CRE décide, dans trois ans, de fixer le prix moyen du MWh à 65 euros, mais que les prix du marché sont ponctuellement plus élevés, l’État pourra choisir de ponctionner les profits d’EDF, soit au-delà de 70 euros, soit au-delà de 90 euros. « Ça laisse une certaine latitude pour tenir compte des besoins d’investissement d’EDF », explique une source bien informée.
Un accord « opaque » entre l’État et EDF
Une « souplesse » en trompe-l’œil pour de nombreux députés, qui s’alarment que le gouvernement renoue avec ses errements passés. « Le gouvernement augmente les taxes sur l’électricité avec la TICFE, il pompe les dividendes d’EDF, et il crée un outil pour récupérer le cash d’EDF destiné aux investissements », redoute le député LR Raphaël Schellenberger. « Qui nous dit qu’il ne va pas s’en servir pour financer le système social ? Nous devons garantir qu’EDF aura les moyens de financer son plan de relance. »
Le RN, opposé au principe et partisan d’une sortie du marché européen de l’électricité, a aussitôt déposé un amendement de suppression. « On ne peut pas décider du sort du nucléaire et de notre modèle de tarification pour les quinze prochaines années en quelques jours de débat parlementaire. Ce n’est pas sérieux, il faut un texte dédié », tempête le « Monsieur énergie » du RN et député de la Somme, Jean-Philippe Tanguy.
À LIRE AUSSI Budget 2025 : votre facture d’électricité va-t-elle augmenter ?Au lendemain de la publication du texte, la filière elle aussi s’inquiète. « En clair, EDF ne pourra pas profiter de ses revenus pour financer le nouveau nucléaire. L’État prendra tout, et l’opérateur devra lui quémander des aides », s’alarme un industriel. « C’est malsain, et comme ce seront des aides d’État, cela va compliquer les choses à Bruxelles… »
Bataille en vue
D’autres parlementaires, qui avaient plaidé, à l’issue d’une commission d’enquête au Sénat, pour un mécanisme différent, s’alarment du possible effet inflationniste de la mesure. Des éléments de langage diffusés par Matignon à ses ministres, auxquels Le Point a eu accès, le confirment : « Cette mesure peut conduire à une augmentation des prix de l’électricité pour le consommateur », stipule une note envoyée à Bercy.
Parmi eux, les entreprises, qui jugeaient l’an dernier le dispositif trop favorable à EDF, et s’inquiètent de la complexité d’un système basé sur une redistribution après coup en cas de surchauffe des prix, à partir d’un prix de vente d’EDF impossible à connaître à l’avance. Le Comité de liaison des entreprises consommatrices d’électricité (CLEEE) estimait en juillet que le mécanisme « n’apporte aucune visibilité aux entreprises et compromet gravement les perspectives de réindustrialisation du pays ».
Les parlementaires n’auront qu’une poignée de semaines pour en débattre, et décider de l’avenir.