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Au Rwanda, des agriculteurs « à contre-courant de la politique officielle »

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Contempler les plantations chatoyantes de la ferme de Joséphine Mukankusi, c’est embrasser d’un regard la problématique agricole du Rwanda. Là, dans le nord-ouest du pays, en bordure du village de Karurambi, l’institutrice à la retraite utilise chaque mètre carré de ses arpents, posés en terrasse sur les pentes du volcan Karisimbi. Choux, aubergines, haricots, épinards, oignons, betteraves, manioc, céréales, herbacées, légumes, arbustes… Difficile d’énumérer cette diversité foisonnante qui s’inscrit pourtant dans un cadre précis : celui du développement de l’agriculture écologique et raisonnée dans un pays surpeuplé, aux sols surexploités qui n’assurent pas la sécurité alimentaire de la population.

Le Rwanda détient en effet un record dont il se passerait bien. Avec 13,3 millions d’habitants concentrés sur un territoire plus petit que la Belgique, il a la plus forte densité de population du continent : 483 habitants par km2, contre une moyenne de 23 en Afrique. Or au pays dit des « mille collines », les terrains sont souvent abrupts. L’urbanisation gagne les campagnes de ce pays rural à 70 %. Les parcelles exploitées sont minuscules, morcelées par une forte croissance démographique, même si le taux de fécondité baisse (3,8 enfants par femme en 2021, contre 6 en 2000).

Près de deux Rwandais sur trois sont agriculteurs, pourtant le secteur primaire participait en 2022 à la création de seulement un quart de la richesse nationale. « Les gens ne meurent plus de faim, mais la qualité de leur alimentation n’étant pas bonne, un tiers des enfants sont malnutris et souffrent de retard de croissance, surtout dans les campagnes », observe Vedaste Mwenende, responsable du suivi des projets au sein de l’Association de coopération et de recherche pour le développement (Acord).

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Joséphine Mukankusi et la trentaine de familles membres du même groupement associatif agricole local s’en sortent mieux que la plupart des agriculteurs environnants. Certes, les terres de cette région – première productrice de pommes de terre du pays – sont fertiles. Mais sa réussite vient d’ailleurs, « à contre-courant de la politique officielle », explique Vedaste Mwenende.

Dirigisme planifié

Dans le domaine agricole, cette politique était détaillée depuis 2007 dans le Programme d’intensification des cultures (CIP, dans son acronyme anglais), priorisant six cultures : maïs, blé, manioc, haricots, pommes de terre et riz. « Les agriculteurs qui contredisaient cette planification agricole en diversifiant leurs plantations les voyaient arrachées », rappelle Vedaste Mwenende. Car sous la férule de Paul Kagame, au pouvoir depuis 1994, le dirigisme planifié est la règle. Une fois les décisions prises, leur mise en œuvre est souvent imparable.

« Mais cela n’empêche pas les remises en question et les ajustements si le programme n’atteint pas ses objectifs et que “le grand chef” en prend conscience », décrypte un consultant rwandais. Peu à peu, les autorités assouplissent ainsi l’application du CIP, peu adapté aux microparcelles, qui appauvrit les sols et rend dépendant aux fertilisants chimiques.

Avec l’Acord, depuis 2018, Joséphine Mukankusi emprunte donc une tout autre voie. Les agronomes de l’association lui apprennent les techniques d’une agriculture diversifiée et respectueuse de la nature. L’Acord fournit des matériaux de construction sommaires pour se lancer dans l’activité. Aujourd’hui, la fierté de Joséphine Mukankusi se mesure à l’entrain qu’elle déploie pour faire le tour du propriétaire. Là, derrière la maison, une étable où s’alimente une vache gestante. Son urine qui s’écoule vers un réservoir enrichira un compost végétal. Le fumier servira aussi d’engrais, le lait à l’alimentation quotidienne.

Elle connaît aussi tous les secrets de la technique du « push-pull » consistant à introduire, contre certains insectes destructeurs, une plante répulsive – en l’occurrence des plants de Desmodium au milieu des haricots. En bordure des céréales, des Vernonia remplissent leur fonction invisible de « grenier à minéraux », fertilisant et protégeant les sols. Les ricins agissent aussi en pesticide. Plus loin, sous un avocatier ombrageant, Joséphine et l’Acord expérimentent un nouveau mode de production de fumier de vers de terre.

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Tout cela – et tout le reste –, l’ancienne institutrice le consigne consciencieusement sur un grand cahier à carreaux. « Je note tout, déformation professionnelle », sourit-elle. Les profits et pertes, toutes les dépenses, dont le salaire quotidien des journaliers (1 500 francs rwandais, soit environ 1 euro par jour), toutes les plantations et leurs rendements.

L’enseignante, mère de six filles et un garçon âgés de 13 à 30 ans, a choisi de partir en préretraite en 2018, convaincue d’améliorer ses revenus en se lançant dans cette activité pourtant restreinte à un demi-hectare. « Je ne le regrette pas, dit-elle. Tous mes enfants font des études et je vais pouvoir acheter une deuxième vache. » Outre la part autoconsommée, améliorant grandement la qualité de sa nutrition, le reste de la production est écoulé sur les marchés, assurant une source d’argent conséquente.

Obsession des rendements

Quelques kilomètres plus loin, plus haut sur cette colline escarpée, Frodouard Munyemanzi et sa famille de huit personnes ont fait le même choix que Joséphine. Là, dans le tout petit village de Rwinzovu, les sols sont pierreux. La vie est rude, les habitants taiseux, marqués par une histoire lourde à porter.

Le nord-ouest du Rwanda – et notamment ce district de Musanze – était le fief du clan de Juvénal Habyarimana, président de 1973 à 1994, et de sa femme, Agathe, deux grands architectes du génocide perpétré en 1994 contre les Tutsi. Après la victoire, en juillet de cette année-là, du Front patriotique rwandais (FPR, de l’actuel président, Paul Kagame), la région devint le théâtre de ce qu’on appelle « la guerre des infiltrés » menée par d’ex-génocidaires hutu réfugiés en République démocratique du Congo (RDC) voisine. Jusqu’à leur défaite au début des années 2000, ces extrémistes sèment la terreur et perpétuent, bien qu’à moindre échelle, leur œuvre exterminatrice ciblant les Tutsi.

Ainsi, à quelques dizaines de mètres de la ferme des Munyemanzi, un champ est en friche, les volets de la maison fermés. « Le maire vivait là, il est parti », explique le patriarche, sans autre précision. Cela fait un bon moment en effet que Juvénal Kajelijeli est « parti ». L’ancien maire de Mukingo a été condamné en 2003 à la prison à perpétuité pour génocide et viols par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), peine ensuite « ramenée » à quarante-cinq ans de prison. L’accusé était « voué à sa cause vile », selon les mots du juge du TPIR, dans laquelle il s’était lancé dès 1991 en participant aux massacres de quelque 1 500 Bagogwe (des éleveurs tutsi du nord-ouest du Rwanda), préfigurant le génocide.

Frodouard Munyemanzi préfère parler de son moulin à bio-pesticide. Il montre ses semences, ses planches maraîchères, sa pépinière et ses cochons. « J’ai trois hectares. Au Rwanda, ça fait de moi un pacha », s’amuse-t-il. Il couve aussi des yeux ses 300 avocatiers. « Ça, c’est ma retraite », dit-il.

« Le marché du bio émerge au Rwanda avec l’apparition d’une classe moyenne, mais cela reste assez méconnu des agriculteurs. Pourtant, la valeur ajoutée est supérieure à celle de l’agriculture traditionnelle prônée par le gouvernement, explique Vedaste Mwenende. Mais les autorités commencent à s’intéresser à notre démarche, notamment parce qu’on note une augmentation des maladies non transmissibles liée probablement à l’utilisation intensive d’engrais. »

Mais l’obsession des rendements demeure. Fin décembre, les Marocains de l’Office chérifien des phosphates (OCP), géant mondial du secteur, ont inauguré dans les environs de Kigali une usine ultramoderne de production d’engrais en co-entreprise avec des partenaires publics rwandais. Cet investissement de 20 millions de dollars (18,6 millions d’euros) a pour objectif d’augmenter de 40 % le rendement des sols agricoles. Parallèlement, l’Etat a également prévu de distribuer à grande échelle des semences hybrides et OGM aux groupements agricoles.

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